Hector et les bêtes sauvages

Hector et les bêtes sauvages
auteure

Cécile Roumiguière

Illustratrice

Clémence Monnet

Editeur

Seuil Jeunesse – 2019

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Il n’est pas facile de devenir une grande sœur. A l’arrivée du bébé, on voudrait redevenir petite, rester la seule, l’unique.
C’est l’histoire d’un voyage, de la nuit à la lumière. Une aventure un peu folle où les doudous tiennent la main des enfants, tendent des fils au-dessus des forêts et domptent des bêtes sauvages…

Mots-clés : récit initiatique, émotions

Présentation

Un nouveau bébé est arrivé à la maison et la grande sœur se pose beaucoup de questions, se tracasse et se met en colère : le bébé lorsqu’il hurle la nuit lui fait peur, on dirait un tigre affamé. Heureusement pour elle, Hector, son doudou de laine, abandonné dans un tiroir de sa chambre, décide de l’aider. Se détricotant et se retricotant, il va la guider, comme Ariane avec son fil, dans le labyrinthe de ses émotions contradictoires, lui faire percevoir sa peur de disparaitre, parce que depuis que le bébé est là, plus personne ne la regarde, et surtout l’aider à apprivoiser les bêtes sauvages et apprendre à devenir une grande sœur. Mais il lui faudra pour cela traverser la forêt profonde.

Analyse et pistes de lecture

La jalousie – parfois violente – qu’un enfant ressent à l’arrivée d’un nouveau bébé dans son foyer, surtout si cet enfant est encore tout jeune, ne se situe certainement pas à un niveau rationnel, pas plus que ne devraient probablement se situer les « réponses » qu’on peut être tenté de lui apporter, pour l’aider à accueillir un nouveau petit frère ou une petite sœur. Telle semble bien être l’idée fondatrice des deux auteures (texte et illustrations) de ce bel album onirique, qui multiplie les métaphores et les symboles, tantôt décrits dans une langue riche et sensible, tantôt dessinés d’une main légère dans des doubles pages pleines de détails poétiques ou fantastiques, afin d’amener son héroïne, et probablement les lecteurs concernés, à dompter leurs peurs et à accepter un nouveau statut, celui de grande-sœur ou de grand-frère.

Face à cette construction qui laisse au lecteur une grande place dans l’interprétation, ne serait-ce que du fait de la plasticité des symboles, et qui vise presque autant l’inconscient que le conscient, il nous a semblé plus pertinent d’essayer de regrouper certaines images prégnantes et d’en montrer quelques sens sous-jacents plutôt que de proposer une analyse rhétorique, afin de respecter le foisonnement des ramifications symboliques et de séparer le moins possible texte et images, ici intimement complémentaires.

Le labyrinthe et les questions

Le labyrinthe, image de la perte des repères, de « l’entrecroisement de chemins, dont certains sont sans issue et constituent ainsi des culs-de-sac¹ » est la première image qui apparaît, associée au motif du cauchemar et née, selon le texte, de toutes les « questions [qui] se posent, s’entassent et s’empilent pour dessiner un labyrinthe où elle se perd ». Image génératrice de l’album, elle appelle à la fois la figure du monstre (le Minotaure – voir Bêtes sauvages, infra) qui s’y cache, guettant ceux qui s’y égarent, et le fil d’Ariane, ici fil rouge protecteur tiré du doudou que l’illustratrice dessine avant même que le texte ne l’évoque, en bas et à droite de la page 11, comme s’il annonçait la direction de lecture et surtout le périple initiatique à accomplir à l’intérieur de soi-même pour se retrouver. Quant aux questions que se pose notre héroïne ,si certaines sont explicitées par le texte et tournent essentiellement autour des futurs liens avec son frère, d’autres, tournant plutôt autour des mystères de l’engendrement, sont rendues dans les illustrations par la démultiplication de la fillette, furetant partout d’un air inquiet dans un décor surréaliste où trônent en arrière-plan le roi-père et la reine-mère, grisâtres et comme pétrifiés, portant une étrange momie de chat dans leurs bras comme un bébé ; où traine au sol un insolite biberon ouvert par l’arrière d’où sort de l’eau, scrutée par la fillette à quatre pattes (image de la perte des eaux et des énigmes de l’accouchement ?) et où le bébé lui-même, dormant dans un énorme chou et portant un pyjama étoilé doté d’une capuche à oreilles de chat, semble flotter au-dessus de la tête de sa sœur, grimaçante, comme un souci pesant sur elle. La question centrale de l’amour (« Et s’ils ne s’aimaient pas ? ») est quant à elle exprimée par trois cœurs passant d’un rouge saignant à un bleu pâle presque blafard au-dessus d’un berceau vide, symboles de la peur de ne plus être aimée.

Les bêtes sauvages et la chasse aux tigres

Ce deuxième motif liminaire est paradoxalement associé aux bébés : « Hector, sais-tu que les bébés peuvent pleurer et hurler comme des tigres affamés ? De vraies bêtes sauvages », qu’il déshumanise de la sorte en les renvoyant à un état animal, sans langage articulé. A la crainte des hurlements nocturnes (l’illustration des pages 6 et 7 laisse penser que la fillette dort dans la même chambre que son petit frère) s’associe ainsi, sans être nommée, par une sorte de diffusion symbolique, une crainte plus cauchemardesque encore d’être dévorée, anéantie par le bébé, crainte que le récit éclaircira un plus tard (voir manège). En réaction, à cette image du monstre tapi dans la nuit répond un fantasme offensif de destruction, ou à tout le moins d’emprisonnement, matérialisé par le « filet à mailles serrées » que tricote « sur des aiguilles imaginaires » la jeune fille, filet destiné à capturer le bébé pour s’en débarrasser. C’est le motif symbolique de la chasse au tigre, qui va parcourir toute la suite du texte. Il appartiendra alors à Hector le doudou de transformer cette chasse en apprivoisement, de muer la pulsion agressive en affection, processus de soulagement des tensions que l’illustratrice prend également en charge, notamment dans la double page évoquant le départ pour la chasse (p. 14 & 15) puis, plus loin (p. 32 & 33), dans celle qui lui répond à la fin de l’album (« Non ! Hector, non ! Pas de cage ! Je ne veux pas qu’on les [les bêtes sauvages] mette en cage, et mon frère non plus… »), en dessinant de nombreuses et sympathiques silhouettes de chats, formes atténuées et apaisées, domestiquées, du tigre et quasi « doubles » du bébé (lequel porte, on l’a vu, des capuches ou des serre-têtes à oreilles de chat). Mais ce processus suppose de traverser la forêt profonde, comme Hector le souligne page 14.

La forêt profonde et le théâtre

Amenée assez logiquement par les motifs du labyrinthe et des bêtes sauvages, la forêt profonde renvoie, comme dans les contes traditionnels, que le texte convoque d’ailleurs, tout du moins ceux dont les titres contiennent le mot « petit » (« Dans ta forêt profonde, il y a […] les galettes brisées du Petit Chaperon rouge… un Petit Poucet égaré ! »), à un voyage intérieur, à une traversée de l’inconscient (« Par son obscurité et son enracinement profond, la forêt symbolise l’inconscient »²), traversée que l’héroïne accomplit comme un funambule sur son fil rouge. Les illustrations se font alors bien évidemment plus sombres, les branches des arbres se métamorphosent en serpents (comme pour évoquer également la chevelure de Méduse), les ombres dessinent des mâchoires aux dents acérées. Pourtant ce monde intérieur n’est finalement qu’un théâtre rêvé, comme les deux grands rideaux rouges encadrant la double page 20-21, puis les références aux marionnettes et à la musique le manifestent. La magie protectrice du doudou, qui « fai[t] naître un feu » et dessine des objets rassurants, dont le hochet capable « d’apprivoiser n’importe quel tigre », se double dans les illustrations d’énormes pelotes de laine, rondes et douillettes, qui évitent à la fillette, minuscule et encore un peu hésitante sur son fil, tout danger en cas de chute. D’ailleurs notre héroïne se montre de plus en plus hardie et malicieuse, « danse sur le fil », jusqu’à ce qu’elle demande à Hector, comme un clin d’œil à Saint-Exupéry : « Dessine-moi un manège ».

Le manège

Le manège est explicitement relié à la mémoire, aux souvenirs (« Elle […] me laisse entrer dans ses souvenirs. ») mais garde cependant une forte valeur métaphorique. A la fois élément « réel » d’un récit dans le récit au cœur de l’album (voir son incipit : « Il était une fois une valse douce… »), qui raconte le moment où la fillette, tournant sur un manège, se sent tout à coup séparée de ses parents, lesquels s’étreignent après que la maman a annoncé au père qu’elle était enceinte(« Ils s’enlacent et se tiennent par les yeux, loin d’elle »), il évoque également un temps qui symboliquement s’enroule sur lui-même et qui n’avance plus (« Mais tout tournait autour de cette attente ») et amène à l’aveu de ce qui est à l’origine de toutes les peurs : « Tu vois, Hector, depuis qu’il est là, plus personne ne me regarde. […] Alors j’ai peur… Peur de m’effacer, de disparaître. » Les deux doubles pages illustrant ces scènes fondamentales(p. 24-25 et 26-27) sont à la hauteur de l’enjeu narratif : la première centrée sur la fête foraine, à la fois nocturne et lumineuse, chaleureuse (les parents ressemblent à certains des amoureux peints par Chagall) et inquiétante (un étrange personnage du manège semble fixer le lecteur de ses yeux immenses, comme un clin d’œil à Paul Klee) ; la deuxième montrant l’héroïne et sa maman, au ventre arrondi, immobilisés au milieu d’une foule fantomatique et tourbillonnante, la fillette perdue dans ses pensées, les yeux au sol, enfermée sur elle-même.

Le ciel, les escaliers et les oiseaux

Après cet aveu, qui peut se lire également, pour l’enfant, comme une identification introspective de ce qui l’angoisse, les teintes s’éclaircissent et les images s’allègent, tandis que le doudou prend des proportions démesurées, celles d’un énorme nuage dans un ciel lumineux. C’est qu’il s’agit désormais de renaitre en tant que « grande sœur » protectrice. A la nuit succède le jour, au temps circulaire et bloqué succède un temps ouvert sur l’avenir(« Les frontières de la ville s’ouvrent sur de vastes champs de blé luisant de l’or du soleil levant »).L’héroïne parle d’ailleurs le plus souvent au futur, jusque-là très peu employé : « mon petit frère, lui, je ne le perdrai pas » ; « j’irai lui chanter ma berceuse », etc.). Aux chats protecteurs (voir bêtes sauvages) s’ajoutent alors des oiseaux, figures de l’air, être légers symboles d’envol, dont les silhouettes rappellent les œuvres de Braque ou de Picasso. Un avenir adulte devient même possible, sans qu’il signifie perte de l’enfance (« on ne perd jamais le souvenir de son enfance », dit le doudou, dans une tirade aux accents proustiens sur la mémoire affective : « la sensation de la laine sous tes doigts me ramènera à toi »), avenir symbolisé par une silhouette noire de femme, mais à la chevelure d’un rouge éclatant, hommage probable aux Nanas de Niki de Saint Phalle, gravissant un escalier vers une pelote-soleil de laine du même rouge intense. L’ouverture de la cage que dépeint l’illustration des pages 32-33 prend alors une double dimension : elle est libération du bébé et refus de l’enfermer, mais aussi libération des peurs pour la petite fille, les deux aspects apparaissant comme la conclusion de cette fort symbolique et initiatique « chasse aux tigres » organisée par le doudou.

Le doudou

A la fois narrateur et double d’Ariane guidant sa maîtresse dans la forêt des contes et le labyrinthe des symboles, avec son fil rouge inépuisable, ce doudou omniprésent à la silhouette de Barbapapa arrondie et protectrice est d’abord marqué par son caractère polymorphe : fil et pelote, petit ou gigantesque, porté et portant, informe mais capable de se plier à toutes les formes, se détricotant et se retricotant en filet de chasse, fil de funambule, canoë volant, il est presque invariablement rouge (les canoës volants sont verts). Rouge comme l’amour qu’on tricote dans une famille, ce que souligne l’illustratrice dans sa dédicace et qu’elle met en scène, ne serait-ce, par exemple, que dans les écharpes rouges de la mère et de la fille, qu’elles portent toutes deux à la fête foraine, et qui, secrètement, les unissent d’un lien d’affection indéfectible, même lorsque la petit fille se croit moins aimée.

Ce qui frappe en effet, et par lequel on conclura, c’est que malgré les peurs, les colères ou les angoisses générées par l’arrivée d’un petit frère ou d’une petite sœur que parviennent à évoquer et mettre en scène les deux auteures, il y a toujours, dans le texte comme dans les illustrations, quelque chose de rassurant, une tendresse souterraine qui circule entre tous les personnages et réconforte le lecteur, jusque dans les pages les plus sombres. De la sorte, cet album, que nous recommandons, on l’aura compris, parvient à suggérer des tourments irrationnels sans jamais les laisser prendre le dessus et propose un récit initiatique optimiste et affectueux. Nous avons essayé de montrer, notamment, l’importance des motifs de l’atténuation, doudou, chats, théâtre, pelotes de laine, oiseaux aériens, atténuation de la cage en kiosque ou en serre de jardin légère, mais il sera nécessaire de discuter avec les enfants de ce qu’ils voient dans les images, de les aider à interpréter ce cheminement de l’héroïne vers l’apaisement et les « silences » du texte sur les pensées des adultes et sur les liens forts qui les unissent néanmoins à leurs deux enfants.

Un bel album sensible et doux, à l’écriture ou aux ramifications symboliques parfois un peu complexes, mais toujours respectueuses de l’intelligence affective et des capacités interprétatives des enfants, à partager avec eux

¹.Chevalier, J., Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Laffont, coll. Bouquins, 1992, page 554

² Ibid p456

Mis en ligne le 24.11.2020