Peur à peur

Peur à peur
Auteure

Chiara Mezzalama

Illustratrice

Mriachiara Di Giorgio

Editeur

Les éditions des éléphants – 2024

D’un côté, une enfant qui a peur des pigeons.
De l’autre, un pigeon qui a peur des enfants.
Une peur aussi grande, ça s’appelle une phobie…

Mots-clés : peur, émotions, point de vue

Présentation de l’éditeur

Un album remarquable qui évoque avec finesse (et une pointe d’humour) la phobie, celle des oiseaux et celle des humains.

Nos commentaires

Fait rare, cet album jeunesse aborde le problème de la phobie, pas celui de la peur du noir ou du loup, celui de cette « peur morbide, angoisse éprouvée devant certains objets, actes, situations ou idées »comme le note le dictionnaire Le Robert.

La phobie de la fillette que nous suivons dans cette histoire est celle des pigeons, et il s’agit bien d’une phobie puisque, quand elle en croise un, elle sent son cœur s’affoler, semble étouffer et n’arrive plus à parler. Pour faire comprendre au lecteur ce qu’elle ressent, la narratrice place l’enfant dans une situation « déclenchante » : elle la place face à cet oiseau.

Deux points de vue vont s’alterner au long du récit, celui de la fillette et celui d’un pigeon qui lui aussi a une phobie, celle des enfants.
La ville de Venise sert de toile de fond à cette histoire car il est notoirement connu qu’il y a beaucoup de pigeons dans cette cité et qu’avec les touristes le nombre d’enfants y est également assez élevé.

C’est donc l’histoire d’une rencontre. La fillette qui fuit les pigeons et l’oiseau qui évite les enfants vont se trouver face à face. L’enfant ne peut plus avancer, elle est tétanisée et commence à trembler. Le pigeon vient de se libérer d’une « attaque » d’enfants qui l’ont emprisonné dans leurs bras, en lui tordant une aile. Il est venu se cacher dans une ruelle en bord de quai, justement celle qu’emprunte l’écolière pour rentrer chez elle. C’est un face à face immobile. Chacun observe l’autre et devine son malaise. Paniqués tous les deux, paralysés par la peur, comment vont-ils s’en sortir ?

C’est alors que passe un gondolier le long du quai, un gondolier qui chante faux, tellement faux que les deux protagonistes en oublient leur peur et rigolent tous les deux ! Un rire qui les met en confiance. Chacun fait un pas vers l’autre timidement puis un deuxième et arrivés à la même hauteur, ils se croisent rapidement, sans se regarder et continuent leur chemin chacun de son côté.

Le lendemain, ils se retrouvent au même endroit. C’est le chemin habituel de la fillette mais c’est une venue volontaire de la part de l’oiseau. Une espèce de test. Auront-ils encore peur l’un de l’autre ? Avoir surmonté sa peur une fois permet-il de l’oublier ? Petit à petit, un pas après l’autre, ils s’approchent. « C’était un défi et un apprivoisement ». Jusqu’à être côte à côte et ne plus bouger.

C’est alors que le même gondolier repasse. Il n’a pas de clients et leur propose de les embarquer faire un tour pour les déstresser. Les voilà donc dans le même bateau (au sens propre comme au sens figuré !). L’enfant se cale à une extrémité, comme pour se protéger de tout contact. Le pigeon se perche sur la proue du bateau à l’autre bout, à distance raisonnable. Elle se sent en confiance et lui raconte alors sa phobie. Progressivement, sa peur disparait. Elle se sent légère et prête à s’envoler…avec les pigeons !

Notre avis

La couverture de l’album nous plonge directement dans le vif du sujet : côté recto, les deux yeux de la fillette apeurée sont entourés par des ailes et des têtes de pigeons ; côté verso, une tête de pigeon semble presque écrasée par des dizaines de mains d’enfants. Le titre élucide un peu ce contenu : Peur à peur, comme face à face, chacun étant le miroir de l’autre dans son angoisse.

La narration, comme la mise en page, sont particulièrement judicieuses. L’alternance de récit d’une page à l’autre permet de découvrir les personnages en JE , en exprimant chacun ce qu’est leur phobie. On comprend rapidement qu’il s’agit plus d’une « maladie » que d’un caprice ou d’une répulsion. Le corps émet des signaux qui ne sont plus maitrisables. On reste figé, on cherche à se défendre alors qu’il n’y a pas eu d’attaque. Cette alternance de point de vue se comprend aisément car les pages de chacun des personnages se répondent avec des premières phrases identiques, des débuts de lignes qui se renvoient l’un à l’autre et des illustrations qui facilitent l’identification du personnage.

Le point crucial peut alors intervenir : la rencontre. Dans ce face à face inévitable, chacun est paralysé par sa peur et ne pouvant faire marche arrière est obligé d’observer l’autre. Et, dans le regard mutuel, ils reconnaissent alors leur propre terreur. Ce passage est très fort car le temps s’arrête devant le danger… jusqu’à l’arrivée d’un « médiateur », le gondolier, qui va détourner leur attention en les faisant rire. Mais le problème n’est pas réglé pour autant. Il faut se sortir de cette situation. Aucun des deux ne peut faire demi-tour. Il va donc falloir se croiser et pour cela avancer l’un vers l’autre. Ce pas à pas lent et progressif va leur permettre de tester la dangerosité de l’autre. L’oiseau va-t-il se mettre à voler vers l’enfant ? L’enfant va-t-elle vouloir le toucher ou l’écraser ? On peut tout à fait imaginer leurs pensées et laisser les enfants exprimer les leurs.

Le récit ne s’arrête pas là car l’autrice sait bien que pour se débarrasser d’une phobie, il faut l’apprivoiser en apprenant à l’identifier et en contrôlant les éléments de cette peur qui semble irrationnelle. Des propositions sont faites aux enfants : apprendre à respirer en se serrant les mains pour déplacer son angoisse, libérer son corps en expulsant l’air, repousser sa peur en se déstressant. L’apprivoisement prend ici la forme d’un jeu de 1,2,3 soleil. Le défi d’arriver au but dans ce jeu correspondant bien au défi de se rapprocher sans frémir de la cause de sa peur, et cela est très compréhensible pour les lecteurs.

Mais il faut aussi savoir parler de sa phobie et la mettre à distance. C’est ce que permet, dans ce livre, la promenade en gondole proposée par leur « médiateur ». Se libérer, être plus léger, avoir vaincu leur phobie, voilà qui soutiendra les enfants qui essaient de surmonter leurs peurs et qui leur donnera des mots pour exprimer leurs effrois.

Si cette histoire nous a séduits dans son fond et dans sa forme, c’est aussi grâce aux illustrations de MariaChiara Di Giogio qui a su mettre dans son pinceau autant de douceur et de tendresse que sa co-autrice. Elle a fait de Venise un autre personnage de cet album en la tamisant dans des couleurs de soleil couchant très chaudes. C’est l’occasion pour les enfants de se représenter une ville sûrement inconnue, de voir les ponts sur les canaux, les gondoles et les gondoliers, et quelques monuments vus d’en haut. Et aussi de comprendre certains mots qui peuvent leur paraitre compliqués comme vaporetto, fer de proue ou pont des soupirs. L’utilisation de l’aquarelle donne ce côté un peu flou qui permet les reflets dans l’eau, les monuments du second plan et les lumières magnifiques qui illuminent les paysages.

Voilà un album qui aborde le problème de la phobie des enfants, à leur niveau, simplement mais sérieusement. Une belle histoire dans un superbe écrin : une jolie réussite.

Pour aller plus loin

Chiara Mezzalama est italienne. Autrice, traductrice et psychothérapeute, cette dernière qualité explique sûrement qu’elle ait osé affronter le problème de la phobie comme elle a déjà écrit sur la guerre, le déracinement ou les secrets de famille.