L’âge du fond des verres
Auteure | Claire Castillon |
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Editeur | Gallimard jeunesse – 2021 |
Avant, la seule chose qui comptait, en âge, c’était celui du fond des verres. Et plus on était vieux, plus on était joyeux. Avant, je n’avais pas remarqué que mes parents étaient deux vieillards. Avant, mes copines m’enviaient parce que chez moi on avait le droit de jouer des maracas, de se déguiser avec les affaires de ma mère… Mais maintenant, ce n’est plus comme avant. Je n’ai plus tellement envie de montrer mes parents. Tout a changé depuis que je suis en sixième.
mots-clés : amitié, différence, famille, collège
Présentation
Le thème de la différence est souvent traité en littérature jeunesse, notamment lors des années collège quand les jeunes sont confrontés de plein fouet à la construction de leur identité en rapport à la norme sociale.
Cependant on lit peu de romans qui évoquent la différence liée à l’âge des parents. Le problème est pourtant tout à fait pertinent. Il touche bon nombre de lecteurs et permet de s’interroger sur les différents modes d’organisation familiale.
Guilène est une enfant unique. Sa vie familiale est basée sur l’amour et le plaisir d’être ensemble. L’arrivée au collège et les nouveaux liens d’amitié qu’elle tisse avec ses camarades l’amènent à se poser plein de questions sur son environnement familial. Elle traverse toutes sortes d’émotions et de sentiments. Elle s’interroge sur sa relation aux autres, aux garçons, aux filles, à l’autorité, …
Guilène prend conscience des différences, de la difficulté à se faire accepter et à s’accepter, de la fragilité et de la solidité des liens qui unissent chacun. Guilène se construit, elle grandit.
L’âge du fond des verres est un récit plein de tendresse écrit avec beaucoup de justesse et quelques pointes d’humour revigorantes. Il évoque simplement l’ambivalence des sentiments d’une jeune collégienne à partir d’une problématique intime et bien ciblée.
Analyse
L’ambivalence des émotions
L’écriture en « je » permet de prendre facilement le parti de Guilène. L’expression est directe, Guilène n’hésite pas à faire part de ses réflexions, de ses émois. Il est aisé de partager ses doutes.
Dès le début du roman elle se sent coupée en deux (p9), elle est tiraillée entre son plaisir, ses envies, ses pensées… Elle a le sentiment d’avoir « plusieurs peaux » (p9). Elle a aussi conscience d’avoir une humeur instable. Elle évoque par exemple « des hauts et des bas » (p33). Le fait de s’interroger sur ses ressentis en dehors de toutes relations directes à l’autre est intéressant. Cela permet de rendre compte d’une évolution de la personnalité en lien avec l’âge.
Guilène a envie de grandir mais elle a aussi peur. Elle est par exemple tiraillée entre la fête d’anniversaire et la soirée organisée par la classe. Elle se sent « beaucoup trop petite pour un dîner de classe » et pourtant elle répond crânement par l’affirmatif à l’invitation de son amie Cléa (p43). En fait Guilène vit une période transitoire entre l’enfance et l’adolescence. Elle doit affronter l’inconnu pour avancer.
Guilène remet en question le fonctionnement de sa famille. La relation complice de ses parents l’agace (« On est heureux-heureux »(p11)). Leurs habitudes de personnes d’un certain âge la dérangent (mots croisés, jeux de société, pli au pantalon…). Leur vocabulaire (« aller au cabinet ») lui semble désuet. Et pourtant elle les trouve « incroyables » (p66). Elle les admire pour leur simplicité et pour leur expérience (« Ils savent des choses que les autres n’ont pas encore eu le temps d’apprendre » p106). Guilène porte un regard critique mais ne remet pas en doute l’amour de ses parents. Elle a juste besoin de prendre une certaine distance avec ses parents.
Guilène est un personnage éminemment sympathique. Elle doute et s’interroge. Même si elle se rebelle parfois elle n’est ni provocatrice ni vindicative. Elle reste réaliste sur les situations qu’elle croise et garde un quant-à-soi qui lui permet des analyses assez justes sur elle-même et son environnement. Le fait de traverser toute sorte d’émotions lui permet de mieux comprendre le monde qui l’entoure.
La question de la famille « normale »
Le problème de la parentalité tardive est posé très rapidement, dès la première page. Les parents de Guilène assument totalement leur âge. Ils ne cherchent ni à se cacher, ni à se rajeunir. Ils vivent à leur rythme et selon leurs principes. Leurs vêtements ne sont pas à la dernière mode, leur décoration est un peu vieillotte. Ils s’en moquent. Ils sont joyeux, gentils, blagueurs, bon vivants et surtout très ouverts. Guilène sait tout cela et pourtant elle ressent une espèce de honte pour les présenter à ses amis.
Dans un premier temps Guilène ne voit que l’image projetée par les autres familles. L’apparence lui semble un élément essentiel. Elle fantasme sur un père qui fait du roller ou qui porte des dreads, elle admire le régime alimentaire chez son amie Cléa. Elle s’émerveille des professions annoncées comme « styliste culinaire ».
Guilène éprouve une espèce de décalage temporel, comme si elle vivait selon les normes d’une ancienne génération. Elle a l’impression que ses parents comme sa vie familiale ne sont pas conformes aux standards de son âge. Son quotidien lui parait anormal.
Cependant à chaque épreuve Guilène s’aperçoit que ses parents sont non seulement présents mais surtout qu’ils essaient de l’aider, toujours de façon positive. Ils ont confiance en leur fille et souhaitent le meilleur pour elle. Ils ouvrent naturellement leur maison à la classe pour organiser une fête. Lorsque Guilène est collée ils cherchent à comprendre et n’hésitent pas à agir auprès du principal du collège pour protéger leur fille et l’ensemble des élèves.
Guilène s’aperçoit également que la vie de ses camarades n’est pas aussi idyllique que cela chez eux. Certains se sentent délaissés, d’autres connaissent des tensions entre leurs parents, d’autres encore ont le sentiment de subir des règles très (trop) strictes. Au fil du récit elle prend conscience de son bonheur à vivre au sein d’une famille unie, généreuse et partageuse « Mes parents sont deux amours. Ils ont le remède. C’est la confiance »p139)
La question du modèle familial reste très ouverte. Entre famille nucléaire, famille monoparentale, famille décomposée – recomposée, famille homoparentale,…. Tous les cas de figure sont possibles, même la parentalité tardive ! La vraie question posée ici est la question du lien dans la famille, dans quelle mesure une famille est-elle unie, aidante ? Les lecteurs connaissent certainement toute sorte de situation. Ils pourront aisément se projeter dans le questionnement de Guilène sur la norme, l’image de la famille et les difficultés des relations parents-enfants
La question des vrais amis
Les élèves de la classe de 6ème forment un collectif. Le sentiment partagé d’injustice face à l’affreuse professeure, Madame Ivaldo, est un des ciments qui les lie. La volonté d’élire un délégué, l’envie de se projeter dans des spectacles ou des dons montrent un indéniable esprit de groupe. Guilène se sent bien dans sa classe jusqu’à ce qu’elle apprenne les critiques ouvertes et méchantes sur ses parents. Ses compagnons favoris sont Cléa et Aron.
Guilène a tout de suite élu Cléa comme sa « nouvelle meilleure amie » (p7). Cléa est à la pointe. Elle connaît sur le bout des doigts les normes auxquelles il est impératif de répondre au collège et elle initie Guilène. La relation entre les deux filles est néanmoins ambivalente. Guilène attend de son amie une véritable transparence. Or elle s’aperçoit vite que Cléa ne dit pas tout, elle garde des secrets, elle peut être acerbe, elle peut même être blessante.
Guilène apprend les aléas d’une relation humaine. Son amitié avec Cléa n’est pas parfaite. Elle est faite de hauts et de bas, de moments de connivence et de moments de doute. Avec l’aide de ses parents Guilène accepte le fait que Cléa vive également des tensions et des humeurs qui influencent son rapport à l’autre.
Aron impressionne Guilène. Il est plus âgé, il redouble. Il n’hésite pas à prendre la parole, il est engagé. Le début de leur amitié est marqué par la différence de sexe. Il existe des règles entre garçons et filles (« il ne faut pas arriver en souriant auprès d’un garçon » (p25)) que Guilène ne connaît pas encore. La présence d’Aron pose surtout la question de la frontière entre amitié et amour entre jeunes de genre opposé.
Les codes d’une relation genrée semblent complexes pour Guilène qui dans un premier temps ne se pose pas la question de la relation amoureuse. Ce sont ses parents qui lui font prendre conscience de la teneur du message que Aron a caché dans un fromage. Aron lui déclare son amour, mais Guilène se sent encore trop petite (« Les sentiments avec les yeux c’est possible, mais pas avec le cœur, c’est trop tôt. Est-ce que je suis normale ? » (p69)).
Guilène entretient avec Aron un véritable rapport de confiance. Il la soutient face au terrible professeur madame Ivano. C’est lui qui arrive à la délivrer de son mal être après sa fuite de l’école. C’est lui qui lui affirme que ses parents sont formidables. Pourtant, jusqu’à la fin du livre elle tient bon « Je regarde Aron qui de toute façon me regarde. Mais c’est beaucoup trop tôt. » (p161).
En fait Guilène ne ressent pas d’amour et ne le cherche pas. Elle « se sent prête pour les amitiés immenses mais pas pour autre chose. »(p161). Par son témoignage Guilène exprime les difficultés à construire une amitié. Outre la tolérance indispensable pour accepter les différences, l’empathie pour mieux comprendre les points de vue, elle pose le problème de la profondeur des sentiments. Là encore Guilène acquiert une réflexion qui lui permet de prendre de la distance et de mieux comprendre.
Pour aller plus loin
Claire Castillon nous en dit plus sur ce livre dans un échange que nous avons eu avec elle.
Ce livre pose de multiples questions qui pourront certainement être l’objet de discussions et d’échanges nourris entre/avec les lecteurs. La collection des gouters philo de Brigitte Labbé aux éditions Milan offre de nombreuses propositions pour enrichir les idées et les points de vue. Il existe de nombreux titres, en voici deux :
–La confiance et la trahison (2020) : Qui est susceptible de nous trahir ? D’où viennent les trahisons qui déchirent une relation et nous laissent dans une grande détresse ? De nos proches bien sûr, de ceux en qui nous avons placé toute notre confiance. Pour qu’il y ait trahison, il faut d’abord qu’il y ait eu de la confiance. Alors forcément la question se pose : faut-il décider une fois pour toutes de ne plus jamais faire confiance pour se protéger de l’éventualité d’une trahison et de l’atroce douleur qui l’accompagne ? Ou bien devrait-on prendre le risque de la trahison afin de goûter au plaisir de s’abandonner à l’autre, de vivre le bonheur d’aimer et de tout partager, de se confier ?
–Moi et les autres (2020) : Le « Goûter philo » « Moi et les autres » pour réfléchir à la place que chacun donne à l’autre, cet autre très différent de moi, qui est un semblable, un humain.
Pourquoi, quelquefois, les autres nous font peur ?
On peut se mettre à la place de quelqu’un d’autre ?
Le racisme, c’est quoi ?
Est-ce que je pourrais vivre tout seul ?
Pourquoi on est tous différents ?
Pourquoi on se sent jugé par les autres ?
Pourquoi ça fait du bien d’avoir des amis ?
Comment on sait ce qui se passe dans la tête des autres ?
Comment avoir une idée de ce que l’on est, sans les autres ? Comment savoir si l’on est gentil, méchant, jaloux, affectueux, attentionné… si les autres ne sont pas là ? Pour se connaître, on a besoin de passer par les autres.
Septembre 2021