Merci pour la tendresse
Auteure | Myrem Duval |
---|---|
Illustratrice | Emma Constant |
Editeur | Rouergue – 2022 |
Tata m’emmène souvent au restaurant. Comme elle n’a pas d’enfants elle ne sait pas quoi faire. Et moi je n’ai pas de papa, donc c’est logique. C’est pour l’équilibre du monde. Sinon la vie elle pencherait trop d’un côté.
Mots-clés : famille, relation adultes-enfants
Présentation de l’éditeur
Elle l’appelle Doudou, ma crevette, Minus, Louloute, baby, chaton, mon oiseau, mon castor. Elle lui répond « Tata ». Elle s’occupe d’elle comme de sa fille mais c’est sa nièce. Elle lui raconte tout comme à une mère mais c’est sa tante. Toutes les deux, c’est un duo tout feu tout flamme, une partie de ping-pong où la balle serait de l’amour. Il faut au moins ça car la plus petite, quand elle est chez elle, doit souvent se débrouiller toute seule et ne peut pas trop compter sur sa maman… Heureusement, pour s’échapper de son quotidien, il y a les rêves mais surtout il y a la tendresse. Avec ce roman graphique en couleur, aux aquarelles pleines d’humour, Myren Duval et Emma Constant nous livrent une émouvante histoire de famille à hauteur d’enfant.
Nos commentaires
On peut parler de tout en littérature de jeunesse. Cependant évoquer l’alcoolisme d’une mère célibataire vu par les yeux de sa fille unique est un sujet brûlant. Myren Duval et Emma Constant s’en sont emparées et ont choisi de le développer sans jugement et sans dramaturgie excessive. Leurs propos sont réalistes mais toujours distanciés pour pouvoir être lus et entendus sans tomber dans le pathos. L’ouvrage porte bien son titre car seul le sentiment de tendresse qui traverse le livre de part en part permet de supporter les situations avec un brin d’optimisme.
Cet ouvrage est original sur plusieurs points.
Au niveau de la forme tout d’abord. Merci la tendresse n’est ni un roman, ni un album, ni une BD, ni un roman graphique. Il est composé d’un journal intime avec une narration en « je », d’illustrations pleine page et de pages BD avec dialogues directs. Le lecteur doit donc se repérer entre les formats pour faire le lien entre ce que dit et pense la fillette (le journal) et les informations données d’un point de vue externe (la BD).
La représentation des personnages est également étonnante. Les personnages pensent, parlent, vivent comme des humains. Or ils sont dessinés comme des espèces de mammifères filiformes avec un cou et un nez surdimensionnés et des antennes sur la tête. Pourquoi des êtres aussi étonnants, aussi peu stéréotypés ? Nous pensons que ces illustrations permettent peut-être de s’éloigner de la réalité, de créer une distance émotionnelle propre à protéger le lecteur.
La construction du récit, enfin, est particulière. Certes, la durée de l’histoire est précise. Grâce au journal nous savons que tout se passe pendant les vacances d’été. Mais il n’y a pas d’avancées chronologiques tout au long de ces deux mois, il y a très peu de relations de cause à effet entre les évènements. Différentes situations se dévoilent, sans logique apparente, qui engagent le lecteur à appréhender le sujet au plus près. C’est tout. Il n’y a pas de recherche de solutions et l’issue du récit est bien incertaine.
De fait cet ouvrage est un récit de vie qui propose au lecteur de suivre trois personnages féminins pour vivre avec elles une expérience complexe et difficile. Ces trois personnages sont : la mère, sa fille et la tante. Aucune n’est dénommée. Elles n’existent que par les liens familiaux et affectifs qui les unissent.
Dans sa présentation (cf plus haut) l’éditeur valorise, à juste titre, le doux lien qui unit la nièce et la tante. C’est cet unique aspect du récit qui est développé sur les cinquante premières pages. Il faut attendre la page 52 pour enfin voir la mère. Cette introduction permet d’éveiller la curiosité du lecteur car même s’il semble que tout aille bien, différents indices montrent le contraire : l’absence totale des parents, le manque d’entretien de la maison avec des cafards dans le lavabo, le refus de la fillette d’ouvrir la porte d’entrée en prétextant que sa mère est malade, les insinuations qui émaillent des échanges entre la tante et la nièce…
L’entrée en scène de la mère induit tout de suite le doute sur sa fonction de parent. Elle cuisine n’importe comment, elle semble totalement abattue. Dès le début elle a un verre à la main. Peu de temps après on peut voir des cadavres de bouteilles à terre. Et les choses ne font que continuer, de d’empirer. La mère voit des fantômes autour d’elle, elle verse de l’alcool dans son café, elle crie la nuit. Elle est incapable de réfléchir et de suivre une conversation. A la maison elle passe le plus clair de son temps allongée sur son canapé sous une couverture. Quand elle sort elle va boire au bar d’à côté, laissant sa fille seule dans la cour, dans l’attente. Pourtant elle n’est pas méchante. Elle essaie de faire face au quotidien, mais elle n’y arrive pas. Page 74 la tante explique à sa nièce qu’il s’agit d’une maladie dont souffrait le grand-père également. Elle affirme heureusement que ce n’est pas contagieux. Le lecteur peut penser ce qu’il veut de cette mère incapable, incompétente, transparente. Pour la tante et la nièce une seule expression résume la situation, « c’est nul » (p75). Cette expression, plutôt modérée, souligne le fait qu’elles ne veulent pas stigmatiser la mère. Elles connaissent les difficultés et elles ont conscience que cette vie de famille n’est pas normale, elle est même parfois lamentable. Mais, d’un commun accord, elles font le choix de ne porter aucun jugement.
La fille est la victime directe de l’alcoolisme de sa mère. Son père est décédé, elle ne le connaît pas. Elle vit donc seule avec sa mère. Comme de nombreux enfants confrontés à ce type de problème, elle tente de compenser les manques. Elle s’invente un monde imaginaire qui lui permet de s’évader de sa réalité. Elle protège sa mère autant que possible, quitte à mentir aux services sociaux. Elle s’occupe comme elle peut. Elle s’alimente comme elle peut. Bref, elle fait semblant de vivre normalement. Elle exprime parfois son mal être devant sa mère, mais c’est souvent une fin de non-recevoir. Seuls les moments partagés avec sa tante lui permettent de souffler, d’alléger son quotidien. Cette fillette est remarquable. Malgré tout ce qu’elle vit elle reste digne et respectueuse de son environnement. Elle vit avec ce qu’elle a et avec celles qui restent et qu’elle aime.
La tante est LE personnage lumineux du récit. Elle connaît parfaitement la situation familiale. Elle aussi tente de compenser comme elle peut. Elle remplit le frigo, elle vient parfois ouvrir la maison pour aérer les lieux. La relation qu’elle cultive avec sa nièce est formidable. Elle l’emmène se promener à la forêt ou à la plage, elle l’emmène au restaurant. Surtout elle lui offre un espace pour souffler, pour respirer, pour s’exprimer librement. Son discours est le plus souvent mesuré. Elle s’exprime par litotes, par antiphrases pour atténuer l’expression de ses pensées. Elle fait preuve de beaucoup de pudeur. Elle peut aussi énoncer des vérités à sa nièce (« Tu sais Doudou, en théorie ce sont les parents qui prennent soin de enfants, pas l’inverse… »(p42)) ou à sa sœur (ou belle-sœur) (« Qu’est-ce que tu attends pour réagir !» p114). Il y a un côté dur dans ce personnage célibataire, sans enfant, pris par son travail. Mais il y a toujours cette tendresse, exprimée sous couvert d’humour, qui génère une très jolie connivence entre la tante et la nièce.
Il est nécessaire de faire des liens pas toujours explicites entre les discours, les personnages, les illustrations pour comprendre l’histoire. Il y a en effet beaucoup d’implicite. Il faut observer les indices disséminés dans le texte et dans les images pour bien comprendre l’état fébrile de la mère. Il faut surtout interpréter les échanges entre la tante et la nièce pour percevoir les nombreux sous-entendus. Que signifie par exemple la question « Ca va aller ? » de la tante dans les premières pages, que veut dire la petite fille quand elle répond (« La théorie, elle connaît pas maman»). Pourquoi la petite fille n’arrive-t-elle à dire que « oui » ou « non » à un moment donné ? Les deux protagonistes savent tellement de choses que le lecteur ne sait pas ! Il doit parfois décoder leurs échanges pour comprendre les insinuations, les arrière-pensées, les allusions.
On constate que les institutions de protection de l’enfance n’ont pas le bon rôle. L’école n’a rien vu, ne sait rien. Les personnels sociaux ont l’air diaboliques au regard de la fillette. On dirait qu’ils viennent profiter de la situation pour la dévorer. Les auteures font bel et bien état du point de vue de l’enfant qui calfeutre tout pour rester avec son parent et qui craint l’environnement extérieur. Il faut attendre l’accident et le constat médical pour qu’enfin une issue se fasse jour. C’est encore une fois la tante qui, avec douceur et humour, annonce à sa nièce l’hospitalisation de sa mère. Une bonne nouvelle dit-elle. Heureusement la « mauvaise nouvelle » qu’elle annonce ensuite est assez joyeuse puisque la nièce et la tante vont partager leur vie en attendant le retour de la malade.
Merci la tendresse est un récit tragique et pourtant lumineux. C’est un ouvrage qui touche de plein fouet. Il peut éveiller des consciences, il peut faire écho, il peut rendre curieux le lecteur. Mais il peut aussi le déstabiliser. Nous pensons qu’il ne faut pas le proposer à des lecteurs trop jeunes. Mais nous le recommandons chaudement aux lecteurs plus âgés, niveau collège.