Tu es une exploratrice

Tu es une exploratrice
Auteure

Shahrzad Shahrjerdi

Traductrice

Néda Khoshdoni Farahani

Illustratrice

Ghasal Fathollahi

Editeur

Alice jeunesse – 2024

-Il est temps de partir, l’exploratrice !
De nouveau, j’ai entendu des bruits effrayants. Mes sourcils se sont froncés.
-Et notre maison ?
Il a mis son sac à dos sur mes épaules et a pointé le livre.
-Une exploratrice porte toujours sa maison comme un escargot sur son dos.

Mots-clés : exil, guerre, jeu-défi, fratrie

Présentation générale

Deux personnages : un grand frère et une petite sœur.
Une guerre : la demeure dévastée, des immeubles en feu, un tank, des soldats dans la ville.
Le départ, l’exil : une colonne de migrants marchant dans la plaine, dans la montagne, embarquant dans des radeaux de fortune, attendant des heures derrière un mur et des barbelés.
L’arrivée : un camp de réfugiés puis une salle de classe avec d’autres enfants.

Voilà toute l’histoire. Les deux personnages n’ont pas de prénom. Le pays d’origine n’est pas connu. Et peu importe. Ce qui est primordial est le courage dont font preuve ces deux enfants. Le garçon, plus âgé, prend en charge sa petite sœur. Il a l’idée formidable de lui présenter la situation comme un jeu d’exploration dont elle serait l’héroïne. La petite fille entre dans le jeu et raconte leur histoire, avec ses yeux d’enfant naïve et confiante.

La candeur de la fillette, l’ingéniosité et le courage de son grand frère apportent beaucoup d’intensité au récit. Ce drame, raconté en toute innocence, évoque des ressentis forts tels que l’abandon, la peur, l’angoisse, la faim, la détresse, la solitude, la fatigue, l’épuisement…
Une histoire réaliste d’une grande force évocatrice.

Nos commentaires

Dans le film La vie est belle de Roberto Benigni un père fait croire à son fils que leur détention dans un camp de concentration est un grand jeu d’aventure. Il détourne les situations les plus dramatiques pour les transformer, aux yeux de son enfant, en moments surprenants, ludiques, plutôt comiques. Comme l’évoque le ciné club de Caen, il ne s’agit pas d’atténuer l’horreur des camps, bien au contraire ! Le discours de fiction du père, teinté d’humour, marque sa volonté de garder sa dignité et son refus de se laisser abattre. Il ne nie pas la réalité mais il utilise la fiction et le rire comme une armure face à un présent insupportable.
C’est ce même principe de détournement du réel qui a guidé l’écriture de cette histoire : le grand frère invite sa petite sœur à endosser un costume d’exploratrice soi-disant décrit dans un livre. Au fil des pages, la fillette vit la fiction au pied de la lettre. Et elle arrive à progresser malgré l’horreur des situations. Il ne s’agit ni d’une ruse perfide ni d’un cynisme odieux de son frère, mais plutôt d’un stratagème sensible et astucieux pour continuer à espérer.

Ce sont les illustrations qui décrivent le réel. Elles sont simples mais surtout pas simplistes. Tous les environnements sont en noir et blanc, seuls les deux enfants apparaissent légèrement colorés. Le contraste entre la noirceur du contexte et l’humanité des deux enfants apparaît d’emblée.

Au début du récit on voit que l’appartement a été bombardé. Les cadres encore accrochés au mur témoignent d’une vie de famille plutôt heureuse avec les portraits d’un couple et d’enfants souriants. Mais tout est cassé, un mur s’est écroulé, la fenêtre est brisée, les meubles sont à terre, il n’y a plus de toit. Les enfants observent cinq bombardiers juste au-dessus de leur immeuble. Dans la rue il y a des incendies, des civils courent tandis que des soldats suivis de tanks progressent. Sans nul doute une force armée envahit la ville, c’est une guerre. Il faut partir !

Le voyage d’exil est terrible. Le jour, les enfants suivent une file de migrants tristes, défaits, complètement abattus. La nuit, ils s’isolent dans l’angoisse de la nuit et de leur avenir. Ils ont froid. Ils ont faim. L’épisode du naufrage du bateau est terrible. La représentation en contre-plongée de la survie des deux enfants flottant comme ils peuvent dans une bouée est frappante. Les deux enfants battent des jambes alors que des corps et différents objets sont en perdition dans l’eau. La petite fille regarde la scène, hébétée, comme les poissons en premier plan. Chacun vit le drame sans rien y comprendre.

L’arrivée à la frontière n’est guère encourageante au vu de la longue queue des demandeurs d’asile stoppés devant une ligne frontalière faite de palissade et de fil de fer barbelé. Heureusement la dernière page redonne de l’espoir. C’est la seule illustration totalement colorée. Elle présente la petite fille assise en classe avec des camarades de son âge.

Les illustrations racontent donc la véritable histoire du duo et il sera indispensable de les décoder pour bien comprendre le décalage entre ce que raconte la fillette et ce qu’elle vit avec son frère.

La petite fille commence son récit par l’évocation du bombardement de sa maison. Elle se tient dans un coin, pétrifiée. Elle demande à son frère « –Que fait-on maintenant ? ». Le garçon est réactif. Il pose un chapeau style colonial sur la tête de sa sœur et lui propose de devenir exploratrice à une condition, qu’elle promette de l’écouter. Le pacte est posé. La petite fille n’a qu’une envie, devenir exploratrice. Son grand frère va tout faire et tout dire pour la convaincre qu’elle peut y arriver. Les dialogues qui suivent portent donc exclusivement sur le rôle, les contraintes, les missions d’une exploratrice.

Le grand-frère a des ressources formidables. Pour que sa sœur accepte de quitter sa maison, il endosse son sac à dos en disant qu’ « une exploratrice porte toujours sa maison comme un escargot sur son dos. » Pour la faire courir, il annonce qu’ « une exploratrice court plus vite qu’un cheval » et il devient lui-même le cheval quand il se voit obliger de la porter sur ses épaules. Pour supporter l’angoisse de la nuit, il affirme que « les exploratrices n’ont peur de rien, même pas de l’obscurité ». Pour supporter la faim, il dit que les exploratrices « mangent n’importe quoi, même un morceau de pain ». Pour convaincre sa sœur d’embarquer, il déclare que « les exploratrices savent aussi naviguer ». Et pour continuer de se battre dans l’eau, il profère « –Nage… Nage… Quand les navigatrices n’ont plus de bateau elles nagent comme des poissons. ». Quand ils arrivent à la frontière le grand frère s’effondre. Il intime à sa sœur de se taire et lui annonce que « l’exploration est terminée ». Ce grand frère est un véritable héros. Il a su prendre des décisions et dépasser ses propres peurs. Il a surmonté toutes les épreuves, tous les dangers sans jamais se plaindre et sans jamais lâcher la main de sa sœur. Il l’a accompagnée, il l’a protégée tant moralement que physiquement. Il a fait preuve d’un courage incroyable pour sa sœur et pour lui-même.

Est-ce que la petite fille est consciente de la violence des situations qu’elle partage avec son frère ? Est-ce qu’elle perçoit le danger et l’incertitude de leur pérégrination ? Est-ce qu’elle se rend compte de l’énergie que dépense son ainé pour trouver des solutions, pour fuir et pour l’aider à fuir ? Il est bien difficile de répondre à ces différentes questions. L’enfant est petite, elle suit et ne prend aucune initiative. Elle vit les évènements au présent. Elle pleure quand il faut quitter l’appartement. Elle râle lorsqu’il ne reste que du pain rassis à manger. Elle veut s’arrêter quand il pleut, elle affirme son désaccord quand il est question d’embarquer dans des radeaux de fortune. Elle exprime même son ennui dans la file d’attente devant la ligne frontalière, osant demander à son frère pourquoi ils ne repartent pas « en exploration ». Tout se passe comme si elle n’avait aucune idée des évènements qui l’entourent. Et pourtant elle comprend bien que le voyage est terminé quand elle découvre le camp de réfugiés qu’elle nomme « la cité de l’exploration ». Elle a aussi perçu que son frère a réalisé un parcours extraordinaire quand elle annonce qu’il est « le plus grand explorateur du monde ». Son regard d’enfant, aussi naïf soit-il, n’est pas dénué de bon sens. Sa capacité à ne pas s’attacher au passé lui permet de laisser de côté la violence et l’horreur pour se tourner vers l’amitié. Mais elle n’oublie rien. Le livre qu’elle a écrit, l’histoire de son voyage, est la trace de son expérience. Elle le destine à son frère, son sauveur. Est-ce un hasard si ce livre, intitulé « Tu es une exploratrice » est identique à celui que le lecteur tient dans les mains ? Est-ce un effet de style ou un témoignage ? Nous n’avons pas trouvé beaucoup d’informations sur l’auteure et l’illustratrice sur la toile. Nous avons juste appris qu’elles ont toutes les deux fait leurs études à Téhéran.

Notre avis

La guerre est malheureusement une réalité contemporaine. Cet album ne cache rien des drames que vivent les victimes de guerre contraintes à l’exil. La transformation des faits sous couvert d’un jeu de rôle est un moyen pour dénoncer une situation horrible, difficile à vivre sans un regard d’enfant. C’est aussi un moyen d’évoquer le courage, la témérité, la force de caractère, la volonté et la persévérance des réfugiés.

Le lecteur sera évidemment traversé par un sentiment de tristesse, d’impuissance, d’injustice avec cet album. Mais il pourra aussi sourire en lisant les dialogues parfois rocambolesques qui unissent la petite exploratrice en herbe et son grand frère. L’amour qui unit les deux héros, la douceur de leur lien, leur confiance en la vie apportent à l’ouvrage une lueur d’espoir. Cet album est une histoire de guerre, c’est également l’histoire d’un amour fraternel formidable.

Nous vous invitons à consulter d’autres ouvrages proposés sur notre site à partir du mot-clé « exil » pour enrichir la lecture de cet album.