Suzanne Griotte et le parc aux limaces
Auteur | Thibault Bérard |
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Illustrateur | Clément Devaux |
Editeur | Gallimard jeunesse – 2023 |
La vieille Suzanne Griotte déteste tout le monde, surtout les enfants. Aussi quand le Diable lui propose de gagner la confiance d’Adèle Nectar, la plus adorable gamine du quartier, afin de lui prendre son âme, Suzanne se frotte les mains. Pour accomplir sa terrible mission, la voilà redevenue fillette ! Et cette Adèle qui a pour seules amies une poignée de limaces apprivoisées devrait être facile à berner, non ?
Pactes, sortilèges et saucisses à la confiture : le premier volume trépidant d’une série drôlissime et tendre.
Mots-clés : relation adultes-enfants, individualisme
Présentation générale
Les personnages sont faciles à identifier. Suzanne Griotte est une vieille femme détestable, méchante, aigrie. Elle possède tous les atouts des sorcières des contes. Le Diable, maléfique par nature, répond à son rôle. Sa seule obsession est de récupérer des âmes pures pour nourrir les feux de l’enfer. Adèle Nectar est une petite fille naïve au cœur tendre, donc une victime parfaite. Tous les ingrédients d’un conte classique opposant le bien et le mal sont présents.
Sauf que…
Sauf que Suzanne Griotte et le parc aux limaces est une histoire délurée, excentrique, farfelue. Le narrateur se permet toutes sortes de remarques et commentaires surprenants qui cassent l’image du récit lisse et attendu. Les personnages dépassent les stéréotypes connus et présentent des failles qui les rendent insolites et drôles. La présence de limaces apprivoisées comme vecteur essentiel de la résolution du problème est totalement excentrique. Et la fin, bien ficelée, apporte une issue au problème tout en proposant des perspectives totalement incongrues.
Un roman dynamique, amusant et positif qui dépasse les prévisions du lecteur sur ce qui peut arriver à des personnages plus ou moins stéréotypés. Il y a du rythme, du mystère et beaucoup d’amusement dans cette histoire !
Commentaires
Dès la première page le narrateur interpelle le lecteur pour lui présenter l’héroïne et pour lui demander l’autorisation de la dénommer Suzanne Griotte. S’ensuit un commentaire sur les vieilles personnes notamment sur différentes postures de grands-parents, entre tradition et modernité. Le jeu d’écriture continue avec une description de Suzanne qui prend le lecteur à partie, puis avec une proposition d’anticipation sur le récit à venir….
Le récit est entrecoupé de toutes sortes d’apartés. Certains proposent de dépasser les stéréotypes attendus (« Ne la (Suzanne) juge pas trop vite, si elle est aussi méchante, c’est sans doute qu’elle est très malheureuse »).D’autres ouvrent à l’anticipation (« Quand tu auras fini je te présenterai une jeune fille très importante dans ce livre. Elle s’appelle Adèle Nectar. »). Il est même parfois proposé au lecteur de laisser libre cours à son imagination à l’aide de feuilles blanches sur lesquelles il peut dessiner.
Toutes ces interpellations, très fréquentes dans la première partie, donnent l’impression d’une construction de récit partagée. Ce style particulier nous questionne sur la façon dont les lecteurs appréhenderont leur lecture. Rentreront ils facilement dans le jeu d’écriture ou seront-ils agacés par les multiples interruptions ? Risquent-ils de perdre le fil de la narration ou seront-ils d’autant plus impliqués?
Assurément l’écriture, légère, rythmée, truffée de jeux de langage est un gage important de motivation. Les métaphores et les comparaisons foisonnent, elles nourrissent l’imaginaire du lecteur. Suzanne, par exemple, trouve Adèle « moche comme un cochon » même si elle possède un « sourire moelleux comme une miche de pain frais ». Des exagérations donnent tellement d’ampleur aux évènements qu’elles deviennent presque surréalistes. On apprend, entre autres, que dans La Mare il y a « des tonnes de limaces » qui « se reproduisent à une vitesse phénoménale » et qui « atteignent des proportions jamais vues ailleurs ». La recherche de néologismes (« enchantonifié »), la surenchère de surnoms (« banane au beurre », « andouille au saumon »), l’usage de nombreuses interjections (« oups », « beurk ») apportent une fantaisie divertissante. De plus, différentes transgressions aux principes élémentaires d’éducation, comme le fait de manger des saucisses trempées dans de la confiture à la framboise, sont réjouissantes. Les situations, même dramatiques, présentent un côté souvent coccasse. Ainsi le diable, menaçant, cynique, ne peut s’empêcher de réagir comme un chat.
Le lecteur est entraîné dans un texte ludique et souvent décalé. Le ton est donné, c’est une histoire pour rire et s’amuser.
Les personnages humains sont éminemment sympathiques. Leur évolution leur donne une épaisseur qui les rend intéressants et attachants.
Suzanne Griotte n’est pas qu’une vieille rombière méchante et aigrie. C’est aussi une femme intelligente, ingénieuse et capable d’empathie voire de compassion. Elle n’a jamais pu récupérer d’une enfance difficile suivie d’une vie professionnelle avilissante. Elle s’est sentie trahie tout au long de sa vie. Sa vie de retraitée l’ennuie, elle s’est refermée sur elle-même, elle n’est que dégoût et tristesse. Elle ne craint même pas le diable quand il se présente à sa fenêtre. En redevenant fillette elle retrouve une liberté perdue et le plaisir du partage. Sa transformation lui redonne un côté combatif qu’elle avait totalement oublié. Elle redevient maline et créative juste pour protéger Adèle du Mal, quitte à payer son choix au prix fort.
Adèle n’est pas qu’une petite fille timide et gentille. Malgré son visage souriant elle n’a pas d’amis. En fait elle a vécu un terrible drame deux ans auparavant, la mort de sa maman. Sans nul doute elle bénéficie de l’amour inconditionnel de son père, un soutien sans faille. Mais l’arrivée de Suzanne dans sa vie est une véritable aubaine pour elle. Elle peut enfin partager ses histoires et ses jeux avec un alter ego. Au-delà de sa bonhomie elle se montre douce, généreuse, capable de bons mots.
Ainsi il n’est pas question de comparer Suzanne (fillette) et Adèle comme la méchante et la gentille mais plutôt de les envisager comme deux enfants à part entière avec leurs traumatismes, leurs aspirations, leur imagination, leurs jeux… Elles ont de nombreux points communs qui ont permis une connivence quasi immédiate. Leur amitié n’est pas feinte.
Le pacte faustien, point de départ de la transformation de Suzanne Griotte et de sa rencontre avec Adèle, présente certainesfantaisies amusantes. Le diable, sous l’apparence d’un chat, n’est pas vraiment terrifiant. Il perd notamment toute crédibilité lorsqu’il se montre incapable de dominer ses pulsions animales. En pleine conversation il ne peut s’empêcher de happer une sauterelle qui lui passe sous le nez. Il lui arrive également de faire une crotte dans un moment tout à fait inopportun. Cependant le contrat qu’il passe avec Suzanne est très sérieux. Le diable est malhonnête, méchant, sans scrupule. Il ne lâche pas la vieille femme qui change pourtant d’avis. L’apposition de la signature d’Adèle en bas du contrat (illustré explicitement) est un moment de tension du récit qui laisse présager une horrible fin. Heureusement grâce à sa sagacité Suzanne Griotte peut anticiper le sauvetage de son amie… mais elle ne peut rien faire contre sa punition, elle deviendra limace !
Il faut dire que la place des limaces dans ce récit est vraiment importante… et désopilante. La Mare serait sans saveur sans la présence de ces gastéropodes répugnants pour les adultes et tellement attirants pour les enfants. Adèle serait banale si elle n’avait pas apprivoisé des limaces, les invitant à venir se blottir dans ses mains pour leur faire un câlin. Et Suzanne gagne tellement en ingéniosité en concevant un parc d’attraction adapté aux limaces. Qui aurait pu avoir une telle idée ?!? C’est juste incroyable, et ça fonctionne ! Les limaces glissent (c’est normal), virevoltent (c’est déjà plus compliqué) et vont jusqu’à faire des double sauts périlleux (juste impossible). C’est « une escalade de régalades » pour les deux fillettes comme pour les lecteurs.
La fin du récit est encore un jeu d’écriture. Les lecteurs pressés et peu curieux pourraient fermer le livre quand il est écrit : « Voilà, mon histoire s’arrête là ». Ils auraient tort. Il est en effet nécessaire de continuer à tourner les pages du livre pour découvrir un « chapitre caché » que le narrateur aborde comme un soulagement (« Ouf, tu as tourné la page). Cette fin, plus ou moins secrète, ouvre sur les perspectives d’une suite, Suzanne Griotte et les métalimaces, qui donnent envie de poursuivre le cycle.
Les illustrations sont vives et énergiques. Elles nous font penser à Quentin Blake, l’illustrateur de Roald Dahl. La première de couverture n’est pas simple à décoder lorsqu’on ne connaît pas le récit. Elle semble présenter trois personnages principaux or elle n’en évoque que deux, Suzanne avec son air revêche qu’elle soit âgée ou fillette et le chat. Sans oublier les quelques limaces perchées sur des bouts de tiges, bien sûr. Cette première proposition de projection dans l’histoire n’est pas évidente mais les illustrations qui suivent, simples et efficaces, agrémentent joyeusement le texte. Les dessins prennent plus ou moins de place, ils peuvent apparaître n’importe où sur les pages. Ils reprennent à chaque fois un élément important du récit qu’il s’agisse d’une situation, d’une expression, d’un objet. Cette pagination variée apporte elle aussi du rythme et de la légèreté.
Une écriture enjouée nourrie par de nombreux jeux de langage. Des interpellations foisonnantes le plus souvent amusantes. Un décalage réjouissant entre les personnages et leur stéréotype. Des mollusques ragoutants pour le grand plaisir des enfants. Des situations justes impossibles totalement jubilatoires.
Un roman qui joue avec son lecteur, sans omettre une approche sensible de l’amitié, le respect et la confiance.