Enterrer la lune

Enterrer la lune
Auteur

Andrée Poulain

Illustratrice

Sonali Zohra

Editeur

Alice Deuzio – 2022

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Dans le village de Latika, en Inde, il n’y a pas de toilettes. Pas de toilettes, ça veut dire attendre la nuit pour aller faire ses besoins dans les champs. Ça veut dire beaucoup de microbes qui causent des maladies. Pour les filles, ça veut aussi dire cesser d’aller à l’école quand arrive l’adolescence.
Personne au village ne veut parler de ce problème honteux. Mais Latika en a assez de voir sa grand-mère malade et sa grande sœur pleurer. Et puis, elle n’a aucune envie de quitter l’école. La petite fille décide donc de passer à l’action.

Mots-clés : liberté, fille-garçon

Présentation de l’éditeur

Dans un village de l’Inde rurale, Latika, une fillette courageuse et déterminée, profite de la venue d’un représentant du gouvernement pour tenter de concrétiser un de ses rêves : faire construire des toilettes publiques qui lui permettraient de fréquenter l’école, même après sa puberté.
Ce roman en vers libres met en scène une héroïne forte et expose avec beaucoup de sensibilité les effets du manque d’installations sanitaires sur la vie des femmes dans certaines régions du monde.

Notre avis

Un livre hors norme sur un sujet inattendu. Une histoire du quotidien qui ébranle de nombreuses valeurs humaines. Une écriture incroyable. Un message fort.

En première de couverture une fillette, de dos, une main sur une hanche, l’autre tenant une pioche. Elle semble devoir affronter une tâche importante. On ne voit pas son regard mais sans aucun doute il est tourné vers la lune énorme qui illumine le ciel. Des volutes colorées animent le ciel. Elles font état de l’air, du vent, des émanations de la terre. Dans l’astre est inscrit le titre « Enterrer la lune », un intitulé étrange. En y regardant de plus près on perçoit une masse noirâtre placée juste devant la fillette. Qu’est-ce ? Sur la quatrième de couverture, des silhouettes glissent dans l’espace comme des fantômes. Pourquoi ? Une espèce de noirceur règne dans cette ambiance féérique de clair de lune. Cette première illustration donne le ton du récit : de la gravité, quelque chose d’obscur mais aussi un rayonnement, une brillance. Sonali Zohra, jeune illustratrice indienne, a su s’approprier le texte d’Andrée Poulin pour dégager cette ambiance si singulière, entre parts d’ombre et de lumière, parts de merveilles et de souillure, parts de traditions et de volonté personnelle. Tout au long du roman ces éclairages sur les personnages, les ambiances, les situations, font un bel écho au récit. Ils apportent une certaine douceur, une certaine légèreté mais ils pointent également des émotions fortes telles que les peines, les tristesses, les colères.

Car le sujet traité n’est pas facile. Parler du problème de manque de sanitaires pour les femmes dans de nombreux pays n’est pas simple. C’est un sujet tabou qui touche à l’intime féminin et qui dérange. Andrée Poulin, ancienne journaliste, engagée dans une ONG canadienne, voulait pourtant absolument évoquer ce problème. Elle souhaitait le porter à la lecture des jeunes de façon réaliste mais sans utiliser le mode documentaire, elle désirait écrire une fiction. Elle explique dans une courte vidéo qu’elle a senti la nécessité de s’exprimer en vers libres pour apporter de la poésie à l’histoire et alléger la lecture. Son pari est tout à fait réussi. On entre dans l’espace texte du roman avec beaucoup de facilité et très vite on se laisse happer par l’évocation, par la musique, par la profondeur des mots et des phrases qui parcourt les pages comme une douce pluie de paroles. Le texte est joli et fluide malgré la violence des situations et des émotions. Les images, les métaphores, les échos, les redondances, les dialogues, les silences touchent les sens et le cœur du lecteur. Certains seront peut-être désarçonnés devant ce style d’écriture, ils risquent d’abandonner avant même d’essayer d’entrer dans la lecture, ce serait dommage. Le texte se prête facilement à une lecture oralisée. Et l’on peut penser que l’écoute du récit peut facilement donner envie d’aller puiser soi-même les images suggérées par l’auteure.

Dans cette histoire Latika est l’héroïne. C’est une petite fille intelligente, volontaire, très attachante. Elle a une dizaine d’années. Elle fait ce qu’elle doit faire. Tous les jours elle va chercher l’eau au ruisseau, tous les soirs elle suit les femmes du village pour tenter de se soulager dans le champ dédié. Latika est disciplinée mais elle n’est pas soumise pour autant. Elle maudit le champ de la Honte et la lune qui l’illumine, elle jalouse les garçons qui ne vivent aucune de ces obligations. Le jour anniversaire des 12 ans de Ranjini, sa sœur, représente pour elle une injustice insupportable. En effet, du fait de son âge, Ranjini n’a plus le droit d’aller à l’école. Latika est révoltée, désolée devant la colère de sa sœur, effrayée pour son propre avenir. Quand elle prend conscience que le traitement réservé aux jeunes filles est différent dans le village voisin du fait de l’existence de toilettes à l’école, elle est totalement indignée. Mais comment partager cette indignation ? A qui expliquer la cruauté de la situation ?

L’arrivée de « l’étranger qui sourit avec les yeux » relève pour Latika du miracle, un monsieur qui vient « pour écouter », c’est incroyable ! L’affaire n’en reste pas moins complexe. Une enfant n’a pas beaucoup de poids devant une société patriarcale qui laisse peu de place à l’expression des plus faibles. De plus il y a beaucoup de choses à faire au village : il n’y a pas de puits, il n’y a pas d’électricité. Mais Latika est tenace, et elle décide d’agir, envers et malgré tout. C’est le mot « ingénieur » qui va la porter dans son action. Elle a appris qu’un ingénieur est « quelqu’un qui construit des choses utiles ». Alors elle décide d’être ingénieuse et de construire elle-même un espace dédié pour « faire vous savez- quoi », sans demander la permission. Le passage pendant lequel Latika explique à Samir ses motivations et ses intentions est d’une grande intensité. Latika ose évoquer la saleté, la honte, le danger d’une exposition collective dans le champ commun. Samir n’interrompt pas la parole de l’enfant, il ne la regarde pas, il laisse venir les confidences. A la fin seulement il sourit à Latika et la félicite pour son courage. On imagine facilement le soulagement de la fillette une fois qu’elle a fini de parler, et sa fierté d’avoir osé. Pourtant elle ne se vante pas et reste à sa place tant sur le plan familial que sur le plan social.

Quelque chose a changé chez Latika. Le lien de confiance qu’elle a su créer avec Samir, l’ingénieur représentant du gouvernement, lui a permis de se libérer. L’attente du camion de matériel est un peu longue, mais Latika est certaine d’avoir été entendue et elle est sûre que la situation va évoluer. Elle a raison. En défendant un besoin essentiel pour la communauté elle devient une interlocutrice privilégiée à tout niveau et c’est elle, la petite fille qui doit se taire, qui annonce la construction des toilettes au chef du village « Tout ça va servir à chasser la Honte ». Le courrier que Samir lui adresse va dans ce sens. Latika a su réfléchir, prendre des initiatives, elle a su exprimer ce que personne ne veut dire. Elle doit être félicitée et admirée pour cela. Elle peut maintenant relâcher sa colère contre l’injustice dont elle et les femmes du village étaient victimes pour regarder la beauté du monde. Le texte se finit par les baisers à la lune que Latika envoie du bout des doigts, comme une réconciliation avec le bel astre rond qui n’était pour presque rien dans cette histoire.

Certes le roman est centré sur le problème de manque de toilettes dans le monde. On notera d’ailleurs qu’il existe une journée mondiale des toilettes, preuve s’il en est du fait que la difficulté touche un grand nombre de personnes. Le livre présente également bien d’autres difficultés rencontrées par une petite indienne qui vit dans un village. Latika dénonce les différences entre les conditions de vie des filles et des garçons. Outre les corvées domestiques très inégalement réparties, les garçons semblent avoir du temps pour jouer alors que les filles doivent toujours aider la famille. Latika est révoltée devant la différence de moyens des villages : dans les écoles dotées de toilettes les filles de 12 ans et plus peuvent rester étudier. Le lien entre adultes et enfants semble essentiellement bâti sur l’obéissance. Les enfants n’ont pas le droit à la parole, dans leur famille ou au sein du village. Le chef de village, le sarpanch, ordonne de l’écouter, il représente l’autorité. Il connaît sans aucun doute les problèmes d’hygiène du village mais il n’a aucune conscience de la Honte que vivent les femmes. Et ce n’est certainement pas son problème. En fait Latika vit au milieu d’un quotidien tellement ancré qu’il n’interroge presque plus personne. Latika observe de nombreuses lacunes que les lecteurs apprécieront. Elle en dénonce une particulièrement, la plus humiliante certainement, mais le champ des revendications pourrait être élargi.

Ce récit est comme un plaidoyer pour « oser dire ». Il engage à oser parler de tous les sujets. Il engage à dénoncer des humiliations quotidiennes qui passent inaperçues juste comme ça, par habitude. Il engage à faire confiance aux oreilles attentives capables de comprendre.

Un beau livre à lire et à relire, à parcourir, à partager !

Pour prolonger la lecture nous vous proposons de consulter une courte animation  du site LUMNI qui évoque la journée mondiale des toilettes.

Pour les plus grands France TV proposait dernièrement une documentaire très intéressant sur le sujet, évoquant notamment les actualités et recherches dans ce domaine.