Fanny et la nuit (pédagogie)

Fanny et la nuit (pédagogie)
Auteure

Maylis Daufresne

Illustrateur

Ian De Haes

Editeur

Alice jeunesse – 2020

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Fanny a peur quand la nuit tombe. Elle a peur de toute ce qui se cache dans l’obscurité. Mais sa maman la rassure, et lui conseille de parler avec la Nuit. Alors, se dévoilent sous les yeux de Fanny des possibilités toujours plus nombreuses, car la nuit est belle, douce et pleine de surprises.

Mots-clés : émotions, nuit

Présentation générale

Fanny a peur de la nuit qui engloutit tout ce qu’elle aime voir et apporte avec elle un silence inquiétant. Elle a l’impression qu’une marée noire rampante envahit jusqu’à sa chambre et menace de la noyer. Comme elle s’en inquiète auprès de sa maman, celle-ci lui conseille de parler avec la Nuit et de lui faire part de ce qu’elle ressent à son arrivée. Fanny accepte et commence alors un étrange et poétique dialogue avec la Nuit. Pour réduire l’inconnu au connu, pour faire disparaître ce qui est indistinct ou informe et qui fait peur, la Nuit va lui proposer de multiples identités métaphoriques : elle peut au gré des envies de Fanny devenir toile peinte où les nuances colorées vont faire vibrer l’obscurité ; flaque d’eau où sauter à pieds joints, créant ainsi des myriades de gouttelettes légères de nuit ; voile de navire pour l’emmener au pays des songes, et même robe de Nuit semée de poudre d’or. Toutes ces propositions à la fois ludiques et imaginaires amènent Fanny à participer au processus d’invention, à entrer dans des interactions avec la Nuit, à agir plutôt qu’à rester passive, à sentir, voir, toucher ce qui lui faisait peur et à s’enhardir.

Bien sûr, cette forme de récit invite l’illustrateur à donner « forme » et vie à ce réseau de métaphores. Les images de Ian de Haes, souvent panoramiques, jouent de la reprise de motifs, arbres dénudés, fenêtres éclairées, façades des maisons, se répondent en écho, d’abord inquiétantes pour évoquer ce que ressent Fanny avant d’apprivoiser la Nuit, pour rendre compte des aspects funestes de ce monstre informe qui se glisse partout ; puis de plus en plus apaisées au fur et à mesure que Fanny s’empare des jeux féériques que la Nuit lui propose, rêve qu’elle peint, court, saute dans une flaque de Nuit, déploie la Nuit comme une couverture, ou danse avec elle. Mêlant couleurs froides et lumières mordorées, faisant vibrer le ciel étoilé, elles répondent aux inventions poétiques et sensibles du texte de Maylis Daufresne qui appelle à chercher la lumière en toute chose et à affronter ses peurs.
L’album offre ainsi une voie basée sur le travail de l’imagination, sur les jeux de langages et d’images, sur la recherche de la nuance là où on pourrait ne voir que l’uniformité, sur la discrimination là où l’indistinct ne fait que nous apeurer, afin de mieux connaître, et peut-être finir par aimer, ce qui nous fait peur, et il dépasse de la sorte le thème de la crainte de la nuit.
Une belle réussite dans un « marché » qui ne manque pourtant pas d’ouvrages !

Analyse

Il existe de nombreux ouvrages de qualité sur la peur de la nuit, et l’on se pose toujours des questions lorsque qu’on ouvre un nouveau titre sur ce thème. En quoi pourra-t-il apporter un regard neuf ? est-il encore nécessaire d’écrire sur ce sujet, en dehors de raisons éditoriales, chaque maison pouvant désirer disposer au moins d’un titre dans son catalogue sur ce thème ? Or, force est de constater que cet album de Maylis Daufresne et Ian de Haes séduit, à la fois par son traitement du sujet, lequel lui permet de dépasser la peur de l’obscurité pour présenter une sorte de « méthode » sensible d’apprivoisement de ses peurs, et à la fois par la complicité entre le texte de Maylis Daufresne et les illustrations de Ian de Haes, tous deux attentifs à rendre lisibles les métaphores et les inventions langagières que suppose cette méthode.

 

Des illustrations équilibrées et chaleureuses

Ce qui frappe immédiatement, c’est le format oblong de l’album, qui permet à Ian de Haes, l’illustrateur, de présenter de grandes doubles pages panoramiques et même, grâce à un pliage, une triple page. Sur ces espaces allongés, il place notamment plusieurs paysages urbains nocturnes où se découpent des maisons aux fenêtres éclairées et des silhouettes arrondies d’arbres dénudés dont les branches font comme des mains élancées tendues vers le ciel étoilé. L’œil peut circuler tranquillement dans ces paysages, à la recherche d’’une silhouette de chouette ou d’une balançoire, guidé par des lumières ocres, ou d’un bel orange doré et chaud, qui se confrontent et s’unissent aux bleus et aux verts sombres de la nuit.
Ainsi, par l’emploi d’une palette simple et plutôt réduite et de formes reprises régulièrement (les étoiles, les arbres, les fenêtres), tout l’album se trouve-t-il ramené à un équilibre apaisant entre rondeur des arbres et rectangles des façades, entre vides délimités par les fines branches nues et pleins des silhouettes d’immeublesmassives, entre transparences duciel au crépuscule et opacités de la ville, entre couleurs chaudes et teintes froides, entre obscurité et clarté. L’ensemble pourrait être un peu rigide, trop uniforme et d’une stabilité un peu trop sage mais les paysages s’animent fort heureusement, grâce à une multitude de petits traits de crayon fins qui font vibrer les surfaces, en particulier les ciels, créant par petites touches des volutes et des spirales s’enroulant sur elles-mêmes qui ne sont pas sans rappeler, évidemment, les peintures de Van Gogh.
A cela s’ajoute l’omniprésence de Fanny, l’héroïne, qui apporte une présence humaine à chaque double page, à l’exception notable de la première. C’est à travers cette petite fille que le lecteur est conduit à apprivoiser la nuit, et son visage aux traits simples mais expressifs est presque toujours touché par une lumière indirecte, ce qui lui apporte une densité humaine évidente.

 

La Nuit inquiétante et la recherche du dialogue

Pour approcher l’obscurité sans être trop conceptuel ni pédant mais aussi pour rendre compte de la force de l’inquiétude qui escorte la nuit sans apeurer le lecteur, Maylis Daufresne et Ian de Haes semblent adopter deux principes de base : créer par le récit des réseaux métaphoriques, souvent poétiques, qui parlent aux sens plus qu’à la raison, métaphores que l’illustration a pour but de rendre visibles et « réelles » ; utiliser la personnification et l’anthropomorphisme, afin de donner une « âme », un langage et surtout un corps à la Nuit, corps menaçant et plutôt monstrueux dans la première partie du récit, mais toujours incomplet, inachevé, et corps muni d’un visage presque complet lorsque Fanny n’en aura plus peur. C’est cette métamorphose que nous allons essayer d’analyser.

Comme on pouvait s’y attendre, la nuit est placée dès les premières pages sous le signe de la monstruosité dévorante : « la nuit arrive, et elle avale tout », dit le texte, ce que l’illustration rend par des mains griffues, dont les bras semblent s’effacer dans l’obscurité, et qui se posent sur les arbres et les murs pour les faire disparaître. C’est que la nuit est aussi une force métamorphosante et dissolvante : elle transforme les arbres dénudés en géants, leur branchage en cages et impose le silence. Invasive, irrépressible, elle pénètre partout, « se faufile […], rampe […], se déploie », comme un liquide envahissant (« l’encre de la nuit »), transformant le lit de Fanny en un ilot battu par les flots et attaqué par une sorte de pieuvre à la tête arrondie crachant son encre noire. L’illustration qui suit montre l’eau de la baignoire où Fanny prend son bain envahie par des sortes d’algues tortueuses et noirâtres.

Toutes ces images négatives, à la fois textuelles et plastiques, vont être rapidement retournées, dans le cadre d’un processus d’apprivoisement de la nuit initié par la proposition de l’adulte, la mère, figure de médiation (« Parle à la Nuit. […] Dis-lui que tu as peur. […] Elle a des choses à dire, elle aime qu’on l’écoute. »). Face à ce qui fait peur et qu’on ne connait pas, c’est donc un dialogue qui est proposé, dialogue à la fois franc (« Dis-lui que tu as peur ») et basé sur le respect de ce que l’autre a à nous dire, et par conséquent sur l’écoute et l’ouverture d’esprit. On notera d’ailleurs que c’est la mère qui achève la personnification de la nuit en parlant de la Nuit, avec un « N » majuscule. Il va également sans dire que ces recommandations ont probablement pour l’auteure une portée qui dépasse le dialogue avec la nuit !

 

Les métamorphoses de la Nuit et la recherche d’interactions

La jeune héroïne accepte ce dialogue et fait face à la Nuit, qui énonce elle-même les trois peurs dont elle est issue : la peur du noir, du silence et de la plongée dans le sommeil. Par le fait même d’affronter la Nuit, c’est d’abord pour Fanny un changement radical d’attitude qui est présenté par le récit : il s’agit, à la place de la passivité craintive jusque-là associée à l’expansion de l’obscurité, de proposer à Fanny d’entrer dans de véritables interactions, dont « jouer » (« Veux-tu jouer avec moi ? ») et « imaginer » (« Ferme les yeux et imagine… ») ne sont que les premières mais sont aussi les plus importantes car elles génèrent toutes les autres.

Texte et images mettent ainsi en scène une Nuit fantasque qui modifie à son gré son identité, comme un meneur de jeu lançant des devinettes ou des portraits chinois, ce que marquent les nombreuses formes « je suis (la grande toile) […] je suis (la grande flaque), etc. » et leurs variantes (« je serais, je peux être »). Ces différentes métamorphoses s’opposent fortement à l’image de l’encre ou du monstre dévorant, pour aller vers des avatars de plus en plus tactiles, à la fois couvrants, chauds et légers, comme si la nuit s’approchait doucement et affectueusement de la fillette (après la « toile » purement visuelle, vient la « flaque » dans laquelle on saute à pieds-joints, puis la « voile », la « couverture » et enfin la « robe » dans laquelle elle se glisse, la Nuit devenant un « tissu doux, souple et soyeux », une « matière vivante qui ondule » avec laquelle il devient dès lors possible de danser.)

A ces propositions imaginaires et ludiques répondent les actions de la fillette : lancer des seaux de peinture sur la toile, courir et sauter dans la flaque, tirer la voile, danser avec la robe-nuit. On peut ainsi lire une sorte d’éloge de l’action et de l’initiative, quand bien même cette action ne serait que mentale et imaginaire (« chaque soir tu me réinventeras », dit la Nuit en conclusion). Il est d’ailleurs intéressant de constater qu’astucieusement le dispositif plastique s’efforce lui aussi d’inclure le lecteur dans cette démarche active : lors de la première métamorphose (la toile noire sur laquelle Fanny est invitée à poser des couleurs), le pliage permet de présenter, en regard de la page où l’on voit Fanny commencer à peindre au pinceau la nuit, une vue de la fenêtre de sa chambre et de Fanny elle-même, dessinée de dos, soulevant dans la pénombre un rideau. Le texte est une invite à découvrir les nuances colorées de la nuit et se termine en bas de la page de gauche par « Et maintenant, ouvre les yeux, et vois ! ». Le lecteur, placé comme s’il était derrière Fanny, est donc invité lui aussi à soulever la page et à ouvrir tout à coup la fenêtre sur le panorama en trois pages qui illustre la nouvelle perception de la Nuit, illuminée et vibrante de couleurs chaudes.

 

Nuances, fragmentation et recherche de la lumière

Deux autres éléments semblent faire partie de cet apprivoisement de la Nuit, et des dispositifs que l’album met en place pour lutter contre ses peurs. Le premier est une invitation à fragmenter et pourrait-on dire, à dissocier ce qui peut apparaître comme indistinct et envahissant ; le second une invitation à « chercher la lumière ».

Par ses différentes transformations, la Nuit n’apparaît déjà plus comme le monstre informe qui avale tout, on l’a vu ci-dessus ; mais la démarche de fractionnement est également à l’œuvre lorsqu’il s’agit d’abolir l’uniformité et l’opacité du noir en associant la Nuit à des nuances distinctes (« quelques touches de bleu, un peu de mauve, du gris… »). A « l’encre noire » du départ correspondent et s’opposent la variété des nuances et l’omniprésence de la lumière, plus ou moins forte mais qui « existe toujours », notamment dans les illustrations, évidemment.

De la même façon, l’image de « la flaque » dans laquelle on saute renvoie à celle de « la marée » mais pour mieux annihiler son pouvoir mauvais : « la flaque » agit en effet comme une réduction bienveillante de la mer, elle est limitée, ludique et sécurisante, elle appelle l’action (vs le débordement de « la marée » qui ne laisse que la possibilité de se cacher sous la couette) ; et surtout le fait de sauter dedans produit cette fragmentation bénéfique du liquide opaque, créant les gouttelettes, distinctes et rassurantes : « des dizaines de petites gouttes de Nuit s’envolent joyeusement à travers sa chambre. Fanny a l’impression que ce sont des bulles de savon, légères et volatiles ». L’indistinct, l’informe, l’équivoque, l’uniformité, l’illimité ont partie liée avec l’inconnu, l’indicible, le pesant et finalement avec la peur ; ne pas rester passif, jouer avec les mots et les images, distinguer, fragmenter et créer des nuances là où ne les voyait pas, voilà ce qui permet pour Maylis Daufresne et Ian de Haes de vaincre la peur de la Nuit et peut-être d’autres peurs encore.

D’ailleurs, si le texte avertit : « quand tu as peur, Fanny, va chercher la lumière : elle existe toujours… A toi de la trouver, et de la faire grandir ! », on peut penser que cette lumière dans l’obscurité doit également être lue de façon métaphorique, ce que semble confirmer l’illustration qui évoque les autres peurs que Fanny « va essayer d’apprivoiser », où l’on voit la fillette sur son lit, souriante, en éveil (dans une posture qui ressemble à une posture de yoga !), le visage éclairé d’un rayon de lumière venu d’une fenêtre extérieure et donc de la Nuit, entourée de petits monstres ectoplasmiques semblant se dissoudre et se fragmenter en gouttelettes inoffensives.

 

Le triomphe du dialogue

Le dispositif d’apprivoisement, qui n’est pas sans rappeler, bien sûr ,celui du renard par le Petit Prince de Saint-Exupéry, apparaît donc comme un dispositif de connaissance, supposant dialogue, ouverture, imagination, discernement et initiative, comme le dit la Nuit elle-même (« La peur peut devenir ton amie, si tu apprends à la connaître. »). Toute la fin de l’album est marquée par ce triomphe du dialogue, souvent sous la forme d’images formant échos : au monstre aux mains griffues, sans regard, que contemple apeurée Fanny derrière sa fenêtre, à l’intérieur de la maison, page 6, se substitue par exemple le profil arrondi et souriant de la Nuit qui regarde Fanny et la tient dans sa main, devant la fenêtre, à l’extérieur de la maison, pages 24-25. Tout ce qui était pointu, griffu ou menaçant a disparu dans cet échange. Pour finir, la Nuit est associée au marchand de sable, ou plutôt à un marchand d’étoiles, car comme le dit le texte : « Les étoiles, c’est le sable des rêves ».

 

S’il est évident que cet album n’est pas le seul à évoquer la peur de la nuit, force est de constater qu’il apporte une originalité certaine au traitement du thème, en ce qu’il propose un protocole à la fois poétique et actif pour vaincre cette peur, et peut-être bien d’autres, petites ou grandes. Mettant en valeur l’imagination et le jeu, l’action du sujet mais aussi le dialogue et l’usage de la nuance, il parvient à créer un réseau de métaphores puissantes et séduisantes qui amènent à un apprivoisement de l’inconnu et de l’informe. Textes et images fonctionnent à merveille ensemble et manifestent une volonté de concilier ombres et lumières, froideur et chaleur,afin de rendre bien belle cette Nuit qui faisait peur.

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Septembre 2021