L’étrange voyage de Madame Marguerite

L’étrange voyage de Madame Marguerite
Auteure

Sallah Naoura

Illustratrice

Britta Teckentrup

Traductrice

Julie Dutheil

Editeur

Minedition – 2022

Catégories : , , Étiquettes : ,

Un grand voyage vers un monde plus heureux et accueillant… Madame Marguerite, dans sa maison perchée au-dessus du fleuve, fabrique des flûtes. Des flûtes de toutes sortes. Elle en joue aussi, ce que ses voisins trouvent beaucoup trop bruyant. Alors, quand elle recueille un enfant, puis un chat, un chien, un perroquet et une chèvre, quel vacarme ! Les voisins se plaignent auprès du roi et exigent leur départ. Un étrange voyage commence alors pour Madame Marguerite, le jeune Sébastien et leurs protégés… Un voyage qui les mènera vers un pays qui leur ressemble.

Mots-clés : différence, solidarité 

Présentation générale

La première double page donne le ton du récit. Une ville grise peu attirante se devine sur une rive. Quelques maisons sur pilotis, grises elles aussi, accolées en file indienne sur une jetée ou un pont surplombant un plan d’eau. L’ambiance semble maussade. Pourtant une maison au milieu de la jetée brille comme un soleil. Son reflet est bien visible sous un clair de lune chatoyant. A la fenêtre on devine une silhouette. Il s’agit de Madame Marguerite, une femme éminemment lumineuse mais visiblement isolée dans un environnement hostile. Comment faire pour sortir de la grisaille ? Quelles solutions pour Madame Marguerite ?

C’est la gentillesse et la générosité qui apportent tant d’éclats à Madame Marguerite. Certes elle vit comme les autres en travaillant. Elle aime d’ailleurs beaucoup fabriquer des flûtes qu’elle teste avec plaisir au grand dam de ses voisins. Mais surtout elle n’hésite pas à soutenir tous ceux qui en ont besoin, les mendiants, les vieilles dames, les chats. Alors lorsqu’un bébé se retrouve miraculeusement au pied de son balcon, elle n’hésite pas, elle l’adopte naturellement comme s’il s’agissait de son propre enfant. De la même façon elle accueille en toute simplicité tous les animaux que Sébastien, son fils, recueille. Bien sûr la maisonnée devient un peu bruyante mais tout le monde se porte à merveille et vit pleinement la cohabitation.
Cependant la façon de vivre de Madame Marguerite ne convient pas du tout au voisinage qui se plaint au roi. Le roi ne cherche même pas à comprendre. Une sanction tombe, totalement injuste : « D’ici demain soir, tu devras être partie ». La pauvre femme est perdue. Elle ne souhaite pas quitter sa maison, elle ne sait comment expliquer la situation à Sébastien.
Un évènement magique se produit le lendemain. Une énorme baleine, arrivée d’on ne sait où, apparaît. Sébastien a l’idée d’emmener le cétacée avec eux malgré l’inquiétude de sa mère. Il l’attire, la baleine soulève la maison et l’emporte jusqu’à la mer avant de disparaître dans les profondeurs. Au milieu des flots la maison devient un radeau dérivant au gré du vent. Le voyage n’est pas sans danger quand il faut traverser un énorme orage. Mais tout redevient calme.
Dans une ambiance de lever du jour une bande de terre se dessine à l’horizon. Mme Marguerite et sa famille accostent sur une terre inconnue. La population qui vient à leur rencontre est colorée, accueillante. C’est donc ici qu’ils s’établiront, avec leur maison, quitte à repartir s’ils le décident plus tard.

Une histoire bâtie sur les principes de sincérité et de générosité. Peu importe le rejet des autres et la décision d’un roi, aussi injuste soit-elle. La seule ambition de Madame Marguerite est d’être heureuse et de partager son bonheur. Et elle y arrivera, avec ses proches. Bien sûr elle bénéficiera d’un peu de magie. Et pourquoi pas ? Il s’agit bien d’une histoire merveilleuse qui donne à rêver…

Nos commentaires

Ce joli conte pourrait être décrit comme une salade de mythes. On y trouve en effet de nombreuses références bibliques et légendaires.

Avec beaucoup de simplicité Salah Naoura suggère dans son album différentes histoires issues de l’Ancien Testament. Elles nourrissent son récit et lui apportent une consistance symbolique forte. Nous avons repéré différents points d’ancrage.
L’orphelin trouvé dans un panier en osier flottant sous le balcon de Madame Marguerite nous fait évidemment penser à Moïse sauvé des eaux. Son prénom, Sébastien n’est pas choisi par hasard. En effet, sur le plan étymologique« Sébastien », issu du grec « sébastos » signifie « vénéré, respecté ». Or le garçon n’est jamais contredit par sa mère et il exerce une certaine aura auprès des animaux qui l’entourent.
La baleine miraculeusement apparue peut facilement être assimilée au mythe de Jonas. En effet la Bible rapporte que Jonas, apeuré par l’injonction divine qu’il venait de recevoir, tenta de s’échapper au regard de Dieu en s’enfuyant à bord d’un navire. Mais Il fut repéré et jeté à l’eau par les marins. Un énorme poisson semblable à une baleine l’avala. Il dût attendre trois jours et trois nuits avant que Dieu n’ordonne à la baleine de le recracher. Ici c’est la décision du roi qui induit le départ de la maisonnée. La baleine n’avale personne, mais elle est attirée par l’appât que lui tend Sébastien et c’est bien son appétit qui la guide quand elle embarque la maison vers le large. Il n’y a aucune indication sur le temps du voyage et sa disparition est aussi rapide que son arrivée. Mais elle a un rôle indispensable : elle sauve la famille et elle permet l’éloignement vers d’autres horizons. Elle représente un joli symbole de renouveau.
Le voyage est long et périlleux. Son aboutissement, l’accostage sur une terre colorée, vivante et bruyante pourraient être assimilés à la découverte de la terre promise. Madame Marguerite est de toute évidence ravie. Elle s’exclame « Quel plaisir d’être ici ![…] Nous restons là !» Mais Sébastien ajoute aussitôt : « Et si un jour, nous ne nous sentons pas bien, nous irons ailleurs ». Là encore la symbolique est forte mais elle n’est pas figée dans le temps du récit. Cette terre d’accueil correspond juste à la fin de l’histoire.
Nous pourrions également évoquer l’épisode de l’arche de Noé lorsque la maison et ses habitants flottent sur les eaux. Certes il n’y a pas de déluge à proprement parler et il n’a pas été question d’embarquer des couples d’animaux pour éviter l’extinction du vivant. Mais le passage sur l’eau permet d’envisager une nouvelle base, comme une renaissance. Tout se passe comme si l’humanité sombre, intolérante et sans perspective, est abandonnée au profit d’une humanité curieuse et énergique.
Les jeunes lecteurs ne verront dans l’album que l’aspect merveilleux de l’histoire. Et il n’est pas question pour les enfants d’aller chercher les références bibliques pour mieux comprendre le texte. Mais toutes ces références apportent une puissance d’évocation insoupçonnée. Malgré sa simplicité L’étrange voyage de Madame Marguerite touche au récit mythique et porte des valeurs universelles.

Salah Naoura s’est également appuyé sur son pays, l’Allemagne, pour raconter son histoire. Il a puisé dans des contes traditionnels des frères Grimm comme Les musiciens de Brême et Le joueur de flûte de Hamelin pour, encore une fois, enrichir l’évocation.
Les flûtes que fabriquent Madame Marguerite ne laissent pas indifférents. Dans la première ville ses voisins ne supportent pas de les écouter. Dans le nouveau territoire les habitants restent cois, comme hypnotisés par le morceau joué par Madame Marguerite. Indéniablement la musique procure un pouvoir. Le joueur de Hamelin attirait les rats voire les enfants. Madame Marguerite, elle, n’a aucune envie de conquête. Elle joue juste pour le plaisir. Mais c’est indéniablement une femme qui possède une certaine aura même si elle n’a aucune intention d’exercer un pouvoir de fascination.
Son fils, Sébastien, n’est pas intéressé par la musique, mais il est en lien avec les animaux. C’est ainsi qu’il adopte un escargot, un chien, un chat, un perroquet et une chèvre. Les animaux installés aux fenêtres et sur le toit de la maison nous font penser aux animaux de Brême. Ils émettent chacun le son qui les caractérise mais il n’est pas question de cacophonie dans la maison. Même s’ils ne parlent pas ils sont proches les uns des autres. Ils sont unis entre eux et avec leur famille. Un sentiment de solidarité relie tous les habitants de la maison comme l’induit le conte.
Là encore les très jeunes lecteurs ne seront pas en mesure d’analyser ces apports. Il s’agit juste de profiter de quelques références d’histoires, comme des petites touches de peinture.

Quelques recherches nous amènent à nous interroger aussi sur l’influence de la ville d’Erfurt pour cet album. Nous connaissons mal l’Allemagne et la culture allemande. Il nous semble cependant que le pont d’Erfurt, le Krämerbrücke ou le Pont du marchant  a pu inspirer l’auteur et l’illustratrice. Ce pont est souvent comparé au Ponte Vecchio à Florence. On y voit de jolies bâtisses surplombant une rivière et surtout, au centre, une maison différente, toute jaune, qui se démarque de l’ensemble architectural. Est-ce que ce lieu a été une source d’inspiration ? Existe-t-il des histoires ou des légendes autour de ce lieu ? Cela est bien possible.

Evoquons maintenant les très belles illustrations de Britta Teckentrup, une artiste peintre allemande qui a déjà illustré de nombreux livres de jeunesse. Elle présente sur son site  différents tableaux et illustrations qui semblent indiquer qu’elle utilise souvent unemême technique illustrative qu’on retrouve dans l’album. L’usage d’un papier spécifique avec des recouvrements de couleurs donnent un effet granité assez intemporel. Le travail sur les ombrages et les transparences, sur les collages et les superpositions apporte de la vie et de l’expressivité aux représentations.Les illustrations valorisent le récit en jouant autant sur les éclairages et les couleurs que sur les points de vue et les postures.
La maison de Madame Marguerite brille en permanence, elle rayonne du haut de la cheminée au bas de la porte d’entrée. A contrario la ville est sombre avec ses maisons en nuances de gris plus ou moins noir. Il y a toujours un clair de lune ou un lever de soleil on ne sait pas, pour valoriser des fonds rosé, vert d’eau ou bleuté selon l’atmosphère voulue. Les personnages sont représentés très simplement, souvent de profil, sans expression particulière du visage. Ce sont leur posture qui exprime leur humeur, notamment les habitants de la ville grise représentés comme des ombres grises pointant sans relâche Madame Marguerite avec leur doigt.
Les illustrations prennent le plus souvent la double page entière. Elles donnent à ressentir, à comprendre mais aussi à observer différents détails tels que les chats dans la ville ou la panique des habitants lorsque la baleine emporte la « maison soleil ». L’ensemble est très réussi.

Une histoire simple : une situation de départ, un exil, une aide, un périple, et une issue positive. Des personnages généreux, courageux, sincères qui font face à l’intolérance. De très belles illustrations. Les jeunes lecteurs comprendront sans difficulté le récit et éprouveront facilement de l’empathie pour Madame Marguerite, Sébastien et leurs animaux. Les lecteurs plus avertis percevront en plus le jeu littéraire et la richesse de l’écriture. Certainement un moment de lecture très agréable à partager entre adultes et enfants.