Monstres

Monstres
Auteur

Stéphane Servant

Illustrateur

Nicolas Zoulamis

Editeur

Thierry Magnier – 2023

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« Mesdames et messieurs, chers et tendres enfants, approchez, approchez !
Après avoir diverti les rois et les reines, les sages et les fous, notre cirque est enfin parmi vous.
Au programme : des numéros exceptionnels à vous faire hurler de rire ou rugir de peur, et le clou de notre spectacle, celui que le monde entier nous envie, celui que tout le monde craint. Le seul et l’unique… le Monstre d’Érêves ! « 

Un roman illustré hors norme pour une histoire d’amitié extraordinaire.

Mots clés : monstre, différence, peur

Présentation générale

Otto,un enfant, vit avec ses parents dans un village totalement isolé du monde extérieur. L’ambiance y est particulière, étrange et assez sombre. Otto se sent un peu différent. Il n’a pas le physique attendu, il a une sensibilité particulière, il ne réagit pas comme les autres. Ses parents l’aiment et l’acceptent tel qu’il est mais il est rejeté par ses camarades.
Lorsqu’un cirque arrive c’est l’effervescence générale au village. Tout le monde attend avec impatience le spectacle dont le clou est le dévoilement d’un Monstre enfermé dans une cage. Otto, comme les autres, est très excité à l’idée de découvrir le Monstre.

Le spectacle se déroule avec son lot de jongleurs, d’acrobates… Arrive le moment d’enlever le tissu qui recouvre la cage. L’apparition du Monstre est une surprise, autant pour les villageois que pour le lecteur. Il s’avère en effet que le Monstre n’est qu’un petit homme. En fait ce sont les habitants qui sont monstrueux. C’est le monde à l’envers pour le lecteur qui découvre des spectateurs à l’allure incroyable, complétement biscornus, asymétriques, affublés de cornes ou autres éléments incongrus se gaussant devant un simple enfant triste et effrayé.

Les habitants hurlent à la vue du petit homme avec sa tête nue, son regard beaucoup trop horizontal et ses membres bien trop symétriques. L’individu estsans contestation possible, un monstre,leMonstre. Et lorsque l’enfant se met à parler, à chanter sa vie, les créatures du village sont totalement affolées. Elles s’enfuient ,ne supportant pas la voix mélodieuse du garçonnet qui produit une musique bien trop douce pour leurs oreilles. Seul Otto reste attentif au petit homme. Il ne se sent pas en danger. Il voit quelque chose au fond des yeux de l’enfant, il perçoit une histoire dans le son de sa voix.

Le récit continue avec la fuite du Monstre et son sauvetage grâce à Otto après différentes péripéties. Les deux personnages apprennent à se connaître, à croiser leur sensibilité et à s’entraider. Ils possèdent chacun leur histoire, leurs particularités. Ils se lient d’amitié non pas pour se liguer contre les autres mais plutôt pour se préserver chacun comme individu.
La fin est plutôt positive puisque le petit homme trouve le moyen de rentrer chez lui alors qu’Otto s’est enrichi d’une nouvelle expérience.

Monstres est une histoire universelle qui pose sous de multiples facettes la question de la monstruosité. Qu’est-ce qu’un monstre ? Comment le reconnaît-on ? Comment l’appréhende-t-on ? Qu’est-ce qui distingue un monstre d’un autre être vivant ? Pourquoi est-on curieux de la différence ? Qu’est-ce qui fait peur dans la différence ? ….
Texte et illustrations en noir et blanc participent ensemble ou chacun leur tour à créer une ambiance énigmatique. Le monde assez sombre ainsi posé apporte de la profondeur à ce récit fort et mystérieux.
Un livre original qui mérite qu’on s’y arrête.

Notre avis

Le format de l’ouvrage interpelle dès la première de couverture. Un enfant s’enfonce dans une forêt profonde tel Hansel sans Gretel, un sac à dos en forme de tête de monstre sur le dos. L’image est en noir et blanc alors que le large cadre composé de différents éléments de cirque brille de mille feux, reflétant des teintes différentes selon l’inclinaison du livre. Le lecteur est littéralement invité à entrer dans un spectacle à l’ambiance plutôt noire et inquiétante. La première de couverture peut apparaître un peu anxiogène mais elle interpelle également, elle donne envie d’entrer dans la lecture. Que se passe-t-il dans ce monde mystérieux ? Quelles intrigues se jouent ?

Le récit se situe entre les genres merveilleux et fantastique tout en s’ancrant dans la temporalité des cirques du XIXème siècle qui présentaient, entre autres, des créatures monstrueuses. Monstres nous rappelle le film de David Lynch, Elefant Man qui raconte l’histoire d’un homme intelligent et cultivé au visage déformé, monstre de foire puis phénomène scientifique. L’approche sociale dont il fut l’objet fut une succession de mises à l’écart et de rejets malgré quelques tentatives pour lui laisser sa place d’homme. Lorsque l’on sait que le film est tiré d’une histoire vraie, l’expérience fait frémir. L’histoire d’Elefant Man montre à quel point la différence flagrante avec la norme peut tendre à la déshumanisation.

Il faut bien avouer que la déformation, le hors norme a un côté fascinant, tant sur le plan humain que sur le plan scientifique. Le muséum du Havre présentait il n’y a pas si longtemps des moutons à cinq pattes et autres créatures improbables. Ces monstres ne sont plus exposés maintenant. Les mentalités ont évolué et on ne souhaite plus mettre en avant des différences rares et souvent sordides des êtres vivants même s’il existe toujours des études scientifiques sur le sujet. Dans Le petit humain de Alain Serres, ce sont des animaux qui étudient un petit homme dans une classe. L’humain est un objet d’observations et de mesures lors d’une leçon de choses. C’est, comme pour Monstres, un monde à l’envers, cette fois pour apprendre. Le film La planète des singes montre la difficulté d’être reconnus et acceptés pour des hommes débarquant dans un univers habité de singes. Ils doivent faire preuve de leur humanité pour se faire accepter. Voilà un nouvel exemple d’une inversion de rôle inhérent à un changement de norme. De fait le monstre n’est pas forcément celui que l’on croit. Et tout le monde peut devenir un monstre pour l’autre s’il est différent de lui !

Le livre, un roman-album, est construit comme une structure cinématographique. Au début la caméra présente quelques éléments du contexte avec un narrateur inconnu. Une silhouette apparaît, éloignée, non reconnaissable. Et le cirque arrive face à Otto et face au lecteur. Le contexte reste flou, seules des ombres sont dessinées, des reliefs sont esquissés. Quand le Monstre est enfin dévoilé la caméra se tourne tout de suite vers les spectateurs pour marquer les oppositions. Et la suite continue avec ses plans larges, rapprochés, la part de récit sans texte. Le lecteur-spectateur est amené à se promener dans le village et à suivre de près et de loin les deux personnages principaux. C’est esthétique et engageant, et c’est très visuel. Cela nous donne à penser qu’il est tout à fait possible de proposer aux lecteurs une première approche de l’ouvrage par l’image, pour le rendre curieux et lui donner envie de lire.

Les illustrations sont composées d’éléments intrigants. Des visages ronds comme des soleil aux regards tristes ou vides et à la bouche grande ouverte (cf le tableau Le cri d’E. Munch) font office d’ornement. Ils ressemblent à la vision de Merrick dans Elefant Man lorsqu’il voit l’image de sa mère à la fin du film. Des larmes, des nuées d’étoiles, des yeux, des lanternes, des lampions, des silhouettes étranges… reviennent dans de nombreuses pages comme des éléments de la nuit et d’une certaine étrangeté. Les éclairages sont travaillés, ils permettent de créer des effets de profondeur et de focaliser le regard du lecteur sur des éléments sensibles. La vie de l’enfant Monstre, par exemple uniquement développée en images, est émaillée de focus sur les moments de joie et de peine qu’il a traversés. Quelques illustrations sont grinçantes voire dérangeantes comme celle qui représente les monstres spectateurs sur une double page. Mais elles sont aussi signifiantes sur l’approche de la monstruosité. Beaucoup de sensibilité et d’émotions sont à partager autour des illustrations.

Texte et images se font écho, s’ajustant et se complétant tout au long de l’ouvrage. L’écriture est belle, rythmée, pleine d’images, de métaphores, de comparaisons. Le lecteur imagine facilement l’isolement d’Otto quand il lit que sa maison est la dernière du village « juste à côté de cette route silencieuse où ne dansait que la poussière.(p10) Il comprend qu’Otto soit subjugué par l’enfant-monstre quand il découvre un regard « plus profond qu’un lac »(p44). Il y a une certaine langueur dans le texte, une certaine mélancolie malgré des moments durs qui peuvent exprimer de la violence. Le chant de l’enfant, un chant« à fendre les cœurs et les pierres »(p51) exprime en même temps douceur et une infinie tristesse. C’est très joliment dit et ça laisse une large place aux ressentis et à l’imaginaire.

L’auteur crée aussi une atmosphère étrange, parfois sombre. Il s’appuie sur des frayeurs ancestrales et sur des peurs engendrées par le récit. L’aboyeur du cirque, « L’homme en rouge », s’adresse aux « chers et tendres enfants »(p19) comme s’il était un prédateur. « Un frémissement parcourt la foule »(p12) lorsque le rideau qui couvre la cage bouge. Otto crie « de peur » quand il découvre le Monstre caché dans le poulailler. Les nombreux dialogues permettent de laisser libre cours à l’expression directe et de sortir des émotions premières. Ils apportent du dynamisme et une certaine mise à distance.

Le lecteur éprouvera facilement de l’empathie pour les deux enfants, Otto et le Monstre, prénommé également Otto. Ce n’est pas leur point de vue qui importe, mais plutôt leur sensibilité, leurs ressentis. Otto, l’enfant du village met en doute les normes de « monstre » de son village. Il aime la lumière, la beauté, la douceur. Comment ne pas entrer en empathie avec ce garçon intelligent, curieux, gentil qui refuse la monstruosité qu’on veut lui imposer ? Quant à l’autre Otto, celui qu’on prend pour un monstre, son désarroi et sa peine sont tellement compréhensibles pour un autre homme ! La fin du livre est certainement un peu rapide et simple. Mais ce n’est pas important car l’aventure des personnage en tant que telle est secondaire. Monstres n’est pas un récit où l’action prime. C’est un récit qui suggère des émotions et de l’empathie.

Stéphane Servant et Nicolas Zouliamis jouent avec brio sur le registre de la surprise, de l’angoisse et de la peur. Il n’est pas question d’effrayer le lecteur. Il s’agit juste de le mettre dans une posture de doute sur qui a peur de qui et pourquoi.
Avec Monstres ils nous plongent dans un univers étrange et mystérieux. Le livre, l’histoire nous renvoient à nos propres peurs, peur de la différence, peur de l’autre, peur du rejet. Une thématique très intéressante déclinée avec beaucoup de sensibilité !