Sans détour
Autrice | Stéphanie Demasse-Pottier |
---|---|
Illustrateur | Tom Haugomat |
Editeur | L'étagère du bas – 2022 |
Une enfant et sa mère passent chaque jour devant une dame assise sur le sol avec son bébé. Que font-ils là ? Les questions se bousculent dans la tête de l’enfant qui ne sait pas comment réagir face à cette précarité. Devant la tristesse de sa fille, la mère trouve les mots pour la réconforter, lui donnant l’élan nécessaire pour aller à leur rencontre : « On ne peut pas tout porter. Un sourire, un regard, un geste même tout petit, c’est déjà quelque chose. »
Mots-clés : émotions, solidarité, relations enfants-adultes
Présentation générale
La petite fille qui dit « je » dans cet album, nous ne connaitrons pas son prénom. Tous les jours avec sa maman, elle prend le chemin pour l’école, cartable sur le dos. Toujours le même chemin. La petite fille compte les pas. Elle voudrait disparaître, prendre un autre itinéraire, ne pas être obligée à chaque fois de passer devant cette femme SDF assise par terre, son bébé dans les bras. Elle ne sait pas quoi faire de ce malaise qui l’envahit à chaque fois, de cette tristesse sur laquelle il est si difficile de mettre des mots. Ce qu’en dit sa maman, elle ne le comprend pas. Ce sont des paroles d’adulte sur l’injustice sociale qui la dépassent. Elle voudrait agir, aider, être utile mais elle se sent toute petite et ne peut que se cacher derrière sa mère quand celle-ci s’arrête devant la femme et son enfant. Il ne lui reste que sa tristesse, son silence et ses larmes de petite fille sensible.
Jusqu’au jour où sa maman trouve les mots qui vont débloquer la situation et permettre à sa fille d’être enfin en paix avec elle-même. En triant ses jouets, la fillette retrouve une poupée de chiffon qui était son doudou préféré quand elle était toute petite et qui la consolait alors de tout. C’est cette poupée que le lendemain elle va oser offrir au bébé de la femme assise dans la rue. En échange, le bébé lui fait cadeau d’un sourire.
La maman avait raison : Chacun peut faire quelque chose à sa mesure face à une personne démunie. Même une toute petite chose, à hauteur d’enfant, a son importance. On ne peut pas tout porter. Un sourire, un regard, un geste même tout petit, c’est déjà quelque chose. Certes, ça ne change pas la situation de la femme SDF. Mais un petit lien humain est tissé qui permet à la fillette de ne plus se sentir impuissante et à celle qui mendie de relever la tête, de ne plus se sentir invisible.
Nos commentaires
La couverture de l’album est…déroutante. La gamme chromatique resserrée de tout le livre est d’emblée donnée : du rose, du rouge, du vert. Le dessin est stylisé. La maman avance d’un pas décidé en tenant par la main une fillette, cartable sur le dos, qui, elle, semble au contraire freiner l’allure et détourner la tête. On ne sait pas encore de quoi le livre va parler. Mais des questions se posent déjà : Que signifie l’attitude de l’enfant ? Que regarde-t-elle? Ou bien que veut-elle éviter de voir ? Pourquoi tire-t-elle en arrière sur le bras de sa mère ? Renâcle-t-elle à avancer ou bien a-t-elle vu derrière elle quelque chose qui retient son attention ?
Le titre également est énigmatique tant que l’on n’a pas lu le livre. Par la suite on en comprendra la richesse. Il y a d’abord ces « détours » qu’au début l’enfant voudrait faire pour ne pas croiser la femme et son bébé. Je voudrais passer par un autre chemin. Ce « sans détour » est alors un poids, une épreuve pour la fillette. Et inversement à la fin, elle est prête à ne pas « détourner » les yeux, elle ne cherche plus à fuir la rencontre. Aujourd’hui je veux faire le chemin de l’école, sans détour.
Le thème de cet album n’est pas souvent traité en littérature jeunesse. Pourtant tous les enfants, en tout cas au moins ceux qui vivent en ville, sont confrontés un jour ou l’autre à la présence de personnes SDF, « au détour » d’une rue. La petite fille du livre a la chance d’avoir une maman qui prête attention à ces gens et qui a un discours respectueux à leur sujet. Nous sommes dans la tête de l’enfant, au cœur de ses émotions contradictoires, de toutes les questions qu’elle se pose, de son malaise, tout le long de ce chemin vers l’école qui devient source d’anxiété. Il y a peu de texte, toujours à la première personne, les mots sont simples, ils sont touchants.
Le sujet, traité avec le sérieux et la gravité qu’il mérite, est cependant abordé avec douceur et poésie ; la note finale sera une note d’espoir et de consolation. L’enfant va réussir à dédramatiser le chemin vers l’école, grâce à sa mère qui trouve les mots justes pour la délivrer du sentiment d’impuissance et de culpabilité. On ne peut pas tout porter. Un sourire, un regard, un geste même tout petit, c’est déjà quelque chose. S’ouvre en elle un chemin « sans détour »à portée d’enfant ; elle sera certainement plus tard une adulte qui ne fermera pas les yeux.
La lecture de cet album devra être accompagnée car le sujet est humainement délicat. Et il n’est pas évident de savoir ce que les enfants en pensent, ce qu’ils ressentiraient s’ils étaient confrontés à la même situation que la petite fille. D’ailleurs, à quelle tranche d’âge le proposer ? Grande section de maternelle ? Premières années d’école élémentaire ? Un tel récit intimiste se prête-t-il à une lecture collective en classe ? Si on choisit de le faire, peut-être faudra-t-il alors dans un premier temps engager des échanges, à partir par exemple de la photo d’une personne SDF, et présenter l’album dans un second temps en réfléchissant aux mots les plus justes ? Le sujet sera source d’émotions dans la tête des enfants. Sans détour sera certainement un excellent support pour les exprimer, les partager et les discuter…En sachant que c’est également un sujet social et politique, comme le suggère la mère en milieu d’album quand elle tente d’abord d’expliquer les choses à sa fille avec des mots qu’elle ne comprend pas : Injustice, pauvreté, société complètement folle, rester solidaire, humanité…
Stéphanie Demasse-Pottier, l’autrice, qui travaille en bibliothèque jeunesse, revient souvent dans ses livres sur la notion de « ralentir », savoir s’arrêter, se recentrer sur ce qui est important. Dans ses livres, une rencontre suffit parfois pour réaliser qu’il est essentiel de prendre le temps de regarder autour de soi. C’est ainsi que la petite fille de Sans détour va finalement trouver le courage d’aller vers l’autre, vers l’inconnu. Et ainsi ne plus se sentir douloureusement impuissante. La maman va savoir lui donner la clé de ce courage, une clé à sa mesure. Avec cette fois les mots qu’une enfant peut entendre et comprendre. Celle-ci passe une dernière nuit avec sa poupée-doudou, elle renonce à sa toute petite enfance en l’offrant au bébé de la femme SDF ; avec ce geste qu’elle ose enfin faire, elle grandit.
Peu de mots dans le livre mais des mots toujours justes et au plus près du ressenti. A la fin, ils ne sont même plus utiles. Le sourire du bébé suffit, le livre se clôt sur lui. La femme SDF ne parle pas. Sur le dernier dessin, on voit la mère et sa fille accroupies tout près de la femme et de son bébé. Tout le monde est à la même hauteur, comme contenu dans un même cercle protecteur. La poupée a changé de main et l’on peut se dire qu’à partir de là, la parole va se libérer et une vraie communication se créer.
Ce qui est extraordinaire dans ce dessin, et dans toutes les illustrations du livre, c’est que les visages ne sont jamais dessinés, pas d’yeux, pas de nez, pas de bouche. Et pourtant ils sont extrêmement expressifs. On y lit sans problème le malaise, la rêverie, la timidité, la tendresse, le soulagement, l’attention. On « voit » les regards. Ce que Tom Haugomat, l’illustrateur, résume très bien quand il dit : J’aime qu’on puisse interpréter mon image, projeter ce que l’on veut dedans. Je veux laisser de la place à l’imaginaire. Ses dessins sont épurés et délicats. Un choix restreint de couleurs, on l’a dit. Les cadrages sont originaux et intéressants. Parfois en pleine ou double page, parfois découpés en trois rectangles ; sur une même page, une scène peut se décomposer en six petits dessins consécutifs. Les points de vue sont souvent inhabituels, il faudra bien les observer pour les comprendre. Et parfois les déchiffrer, comme ces lettres de scrabble que l’enfant essaie de mettre en ordre quand elle ne saisit pas ce que sa mère tente de lui expliquer.
Ce qui est très beau en tout cas, c’est que les émotions portées par le texte le sont aussi par les dessins. On ne peut qu’en être touché.
Sur le même sujet, mais cette fois du point de vue du SDF : Je suis un ours de Jean-François Dumont chez Kaleidoscope.