Un monde à tomber par terre

Un monde à tomber par terre
auteure - illustratrice

Silvia Cabaco

Editeur

A2MIMO – 2020

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Léon tombe toujours par terre. Il collectionne les pansements ! A la suite d’une visite chez l’ophtalmologiste, il va découvrir une multitude de détails qui lui avaient échappé jusqu’ici.

Une nouvelle vision du monde va alors s’offrir à lui.

Un album pour les plus petits

Mots-clés : différence, émotions

Présentation

Léon est un « garçon pansement », qui tombe tout le temps, surtout dans les escaliers. Ses parents décident finalement de l’emmener chez l’ophtalmologue, et voilà que Léon se retrouve avec de grosses lunettes vertes. Mais voilà aussi que les chaussant, il aperçoit pour la première fois de sa vie le visage de son père, avec tous ses poils de barbe qu’il pourrait presque compter. Quelle horreur ! D’abord effrayé puis de plus en plus fasciné par ce qu’il découvre,

Léon se met à explorer le monde qui l’entoure et tous ces détails qu’il ne voyait pas jusque-là : il y a tant et tant de choses minuscules, subtiles, délicates ou légères à contempler quand on met ses lunettes. Néanmoins, de temps en temps, Léon les enlève, pour le plaisir de retourner dans son monde d’avant, si doux, si flou et si moelleux.

Analyse

Imaginez, si vous portez des lunettes depuis votre jeunesse, que vous puissiez retrouver tout à coup les impressions que vous avez ressenties lorsque vous les avez chaussées pour la première fois, lorsque subitement le monde a perdu ce flou cotonneux qui le caractérisait jusque-là, pour laisser la place aux détails minuscules, aux contours nets et aux aspérités visuelles les plus fines. Ou bien, si vous n’avez pas la chance de porter de lunettes, imaginez que vous puissiez vous aussi ressentir cette métamorphose du monde. Eh bien, c’est possible, par la grâce de cet album sensible.

Le titre donne le ton dès le départ, en jouant sur le double sens de l’expression « à tomber par terre » : prise au sens propre, elle renvoie bien sûr aux innombrables chutes et aux accidents divers qui ponctuent la vie du héros, Léon, « le garçon pansement » passant son temps à trébucher dans les escaliers ; prise au sens figuré, l’expression prépare également la seconde partie du récit, qui sera centrée sur la découverte fabuleuse « de nouveaux détails autour de lui, des lignes fines et des traces subtiles qui lui rendaient la réalité extraordinaire ». Un monde à tomber par terre, donc ! Entre les deux parties, Louis sera passé chez l’ophtalmologue, dont les appareils étranges et complexes transforment la tête du héros en « salle de contrôle d’un vaisseau spatial », et y aura gagné une paire de grosses lunettes rondes et vertes, une diminution immédiate de ses chutes… et d’incroyables surprises.

Toutes les étapes émotionnelles accompagnant cette découverte d’un nouveau monde, dont les lunettes sont les portes d’entrée, sont évoquées avec humour mais aussi avec une précision lexicale bienvenue : il y a d’abord la sidération, puis l’effroi, jusqu’à l’évanouissement, puis la fascination et finalement l’émerveillement issu de la contemplation. A ces évocations d’émotions fortes sont associées de multiples qualifications mélioratives concernant les détails ignorés que Léon peut désormais apercevoir : « traces subtiles », « fragiles étamines », « minuscules pattes des insectes », « mouvement souple et hypnotique des herbes légères », « contour tremblant des gouttes », « moustaches raffinées de la chatte Munda », « délicate dentelle des blouses de sa mère ». Tout l’album apparaît de la sorte comme une sorte d’invitation au voyage dans l’univers poétique des détails, un éloge du microcosme et de la contemplation.

Grâce au regard neuf que Léon, héros candide, porte sur les choses qui l’entourent, la hiérarchie habituelle des objets de contemplation est bouleversée. Les poils de la barbe de son père, les papilles de la langue de sa sœur, les pattes d’un pou tout juste attrapé dans sa chevelure s’avèrent tout aussi fascinants que les brins d’herbes ou les fleurs, même si le caractère piquant, presque blessant, des premières observations de Léon (les poils du père mais également les pointes acérées des cactus qui décorent sa chemise) s’atténue au fur et à mesure qu’il s’accoutume à ses lunettes, la contemplation se portant vers des objets plus doux et plus souples.

Il faut dire aussi que les illustrations accompagnent parfaitement le récit. Les visages, les regards et les postures sont très expressifs, piquants, et rendent compte avec finesse des émotions des personnages, que ce soient les étonnements de Léon ou les moqueries sans méchanceté de sa sœur.

De nombreux changements de perspectives accompagnent les explorations visuelles de Léon (plongées et contre-plongées, illustrations subjectives, permutations de cadrage, personnage dessiné tête en bas), comme s’il s’agissait de multiplier dans l’album lui-même les déplacements de points de vue et de mettre en valeur la curiosité, l’attention et l’étonnement devant les choses, seraient-elles banales. D’ailleurs, Louis n’hésite pas à se promener avec un appareil photo lors de certaines de ses pérégrinations, ce qui peut amener à des propositions de découverte de la photographie avec les enfants.

Bien sûr, les illustrations s’attachent également, conformément au thème du récit, à proposer au lecteur de nombreux détails à observer ou à contempler : étamines de fleurs qui toutes ensemble explosent sur la double page comme de minuscules feux d’artifices ; longues herbes fines qui ondulent comme des algues sous-marines ; branchages et gouttelettes qui semblent jaillir des arbres comme des jets d’eau miniatures ; danse des petits traits effilés, des rayures, zébrures ou hachures, en cils, en poils de barbe, en dents de peignes, en cactus, en chaussettes ou en pulls rayés ; petits points moqueurs, en taches de rousseur, en papilles de la langue, en nœuds de dentelle, en décors de chaussures, en têtes de champignons. Tout s’anime, vibrionne et invite à se pencher avec Léon sur le monde qui nous entoure, pour mieux en découvrir et apprécier les éléments minuscules.

Reste que, comme on le sait depuis le bel ouvrage de Modiano et Sempé, Catherine Certitude, ceux qui portent des lunettes peuvent habiter deux mondes, celui des contours nets, des objets bien distincts et de la géométrie, ou celui des taches, de la dissolution des lignes, de l’interpénétration des objets, un monde sans aspérités, « doux, flou et moelleux », comme le dit si bien le texte de notre album. Il suffit pour changer d’univers d’ôter ou de remettre ses lunettes. C’est d’ailleurs ce que fait de temps en temps Léon, pour se faire plaisir. Et ce n’est pas le moindre des intérêts de cet album que de permettre alors, grâce aux possibilités du traitement numérique des images, à tous ceux qui n’ont jamais eu besoin de lunettes de percevoir un peu ce monde flou et moelleux, d’habitude propriété exclusive des binoclards, serpents à lunettes et autres myopes, dans les dernières pages, dont le texte et l’image sont floutés et délicieusement cotonneux.

Que vous ayez des lunettes ou non, que ce soit pour préparer un enfant à en porter, pour l’aider à devenir curieux du monde qui l’entoure ou, rêvons un peu, pour lui prouver que la contemplation des petites choses et des petits détails des grandes choses peut être aussi fascinante que l’écran de la télévision, voici un album sensible et tendre, à partager.