Le chevalier à reculons

Le chevalier à reculons
Auteure

Sophie Lamoureux

Illustrateur

François Soutif

Editeur

kaléidoscope – 2024

Oyez, oyez, braves gens !
Eloignez-vous de ce livre.
Il vous entraînerait dans la plus incroyable des aventures avec le meilleur chevalier du monde. Seul un super-lecteur pourrait en sortir indemne
A bon entendeur salut !
On vous aura prévenus…

Mots-clés : point de vue, destin, randonnée

La présentation de l’éditeur

Êtes-vous prêts à vivre la grandiose, que dis-je, l’épique aventure du meilleur chevalier au monde ? Regardez-le affronter moult dangers, secourir une damoiselle en détresse et pourfendre un terrifiant dragon ! Vous en aurez le souffle coupé ! Et si le chevalier avait d’autres envies, lui ?

Notre présentation

Une quatrième de couverture comme une mise en garde au lecteur. Une présentation de l’éditeur comme une invitation à découvrir la vie épique d’un chevalier peu ordinaire. Qu’est-ce que ce livre ? Qu’est-ce que ce récit ?
L’histoire est classique. Un chevalier, fier de son état mais peu enclin à affronter les dangers qu’il rencontre, réussit à dépasser toutes les épreuves qui se dressent devant lui. La narration, elle, est originale tant dans le style que dans la forme. Outre des jeux humoristiques en tout genre, le texte et l’image, à chaque page, impliquent directement le lecteur dans l’épopée du chevalier. L’enfant est pris à témoin des malheurs du pauvre héros, on lui propose d’agir en tournant les pages à l’endroit, à l’envers. Il devient un véritable acteur de l’histoire. De plus, grâce à des illustrations remarquables, l’album est un beau témoignage de l’art des tapisseries de Millefleurs du Moyen-âge.

Le mélange de styles, de formes, d’intentions produit une dynamique de lecture très plaisante. L’ambiance est légère, les personnages saugrenus sont très amusants. Cet album est un vrai régal!

Nos commentaires

Le chevalier se présente à « l’heureux lecteur » comme « le meilleur chevalier du monde » sur la première double page. Il semble assez crédible avec son armure, son heaume et son épée. Mais quelques détails mettent déjà en doute son honnêteté comme l’échelle placée sur le flan de son destrier pour lui permettre de monter en selle ou le bonnet licorne qu’il a attaché sur la tête de son cheval en guise de chanfrein. Sans compter son double, une espèce de sosie dessiné en noir et blanc, assez petit, en bas de page à droite. Ce petit personnage, portrait craché du héros, prend parti sur la situation. De façon assurée il commente et invite déjà le lecteur à faire marche arrière et à refermer le livre. Ce n’est évidemment pas le but de la lecture de l’album. Son invitation donne encore plus envie de tourner la page ! Allons-y !

De façon inéluctable, le chevalier affronte de page en page des épreuves dignes des plus grands héros. Comme Œdipe aux portes des enfers, il doit répondre à une énigme vraiment pas facile. Tel un conquistador dans la forêt amazonienne il franchit une rivière bouillonnante. A l’instar de Saint Georges, il est obligé d’affronter le dragon avant d’être maltraité par un monstre bicéphale digne des légendes les plus cruelles. A chaque fois le chevalier s’en sort, certainement pas grâce à son charisme. Il profite le plus souvent d’un concours de circonstances, d’une opportunité ou seulement d’un petit coup de pouce de ses créateurs. C’est un hasard de langage lié à sa couardise qui lui permet de trouver la solution de l’énigme. Perdu dans la forêt « d’où l’on ne ressort jamais », il a peur et ne voit qu’une solution « c’est la fuite ! » qui s’avère être le mot clé de l’énigme. Coincé sur une rive de la rivière bouillonnante il s’en sort grâce à un fil suspendu, apparu comme par hasard et heureusement dessiné par l’illustrateur. Il peut ainsi traverser le ravin qui le sépare de la rive opposée. Son pauvre cheval y laisse la vie mais le chevalier est sain et sauf. C’est le principal ! Par pur réflexe le paladin lève son bouclier pour se protéger des flammes du dragon. Non seulement son écu le protège, mais il renvoie la chaleur des flammes grillant ainsi l’animal abasourdi. Le pavois est hors d’usage mais le chevalier s’en sort indemne. Il a vraiment beaucoup de chance ! Le monstre à deux têtes, lui, n’est pas très malin. Il dévêt le pauvre hère et tente de dévorer son équipement avant de manger le bonhomme qui en profite pour se carapater. Il est encore une fois sauvé !

Tout au long de son parcours le chevalier se plaint sans jamais reconnaître qu’il a une chance inouïe. Il a réussi toutes les épreuves et il est toujours en vie même s’il a perdu son cheval, son beau bouclier, son armure et son heaume. Evidemment il est presque nu lorsqu’il arrive au bout de son parcours, il ne lui reste plus que ses sous-vêtements et son épée. Ce n’est certainement pas la meilleure tenue pour rencontrer la princesse, inévitable personnage d’un récit de chevalerie. La jeune femme, au caractère visiblement affirmé, moderne avant l’heure, n’est pas émue par l’apparition de cet homme seul et dévêtu. Elle est même prête à l’affronter lorsqu’elle lui ordonne de lui donner son épée, le seul bien qui lui reste. Au préalable elle veut savoir si c’est bien lui qui a vaincu le dragon et le monstre à deux têtes qui la tenaient prisonnière. Le chevalier confirme mollement qu’il est bien l’auteur de ces exploits (« Euhhh, oui », « On dirait bien »). La princesse lui saute au cou, conquise, reconnaissante. Le chevalier l’a libérée, il est « le meilleur chevalier du monde ! ». Cette affirmation est-elle un gage amoureux, une révélation pour le chevalier, une caricature de genre ?

Nous penchons évidemment pour l’humour parodique du roman de chevalerie. Le chevalier montre depuis le début du livre qu’il n’est pas prêt à vivre les aventures qui l’attendent. Il est sans panache, craintif, peu valeureux, sans véritable ambition. C’est un looser ! Totalement décalé avec l’univers héroïque de la chevalerie il dénote avec son accoutrement, sa dégaine, ses multiples hésitations. Il nous fait penser à Don Quichotte, au début de son épopée, un personnage quelque peu immature qui se donne un rôle sans que le lecteur puisse vraiment le croire. Il est impossible de le prendre au sérieux. C’est un personnage comique et burlesque toujours au bord du ridicule. Le voir se dépêtrer des pires situations prête à rire. Pouvoir se jouer de lui à l’envi est encore plus excitant.

C’est ce que propose la forme narrative en invitant le lecteur à prendre une part active au déroulé de l’histoire. Les jeux pour tourner les pages (… ou pas) sont multiples et toujours drôles. L’illustration suggère à chaque coin de la page droite un pli de page qui anticipe la double page suivante, une façon esthétique pour rendre curieux et donner envie d’aller plus loin. Le chevalier interpelle le lecteur, soit parce qu’il va trop vite (« C’est malin ça : vous avez tourné la page ») soit parce qu’il est trop lent (« Vous en avez mis du temps ! »). Son doublon, son petit sosie, invective le lecteur lui-aussi avec des arguments improbables souvent désopilants. Il défend (« Hop, hop, hop, passage interdit ! »), menace (« Ne tournez pas cette page ! DANGER DE MORT »), tente l’empathie (« Entendez raison »), suggère l’urgence « Qu’est-ce que vous attendez ? Tournez la page, bon sang ! ».

Le jeu de dédoublement du chevalier offre des mises en scène cocasses et bien vues. Le personnage le plus grand est totalement imbriqué dans son histoire. Même s’Il peste, s’il dénigre, se pose en victime, Il est obligé d’agir. Son petit sosie, lui, personnage omniscient, est en même temps narrateur externe et double de l’autre. D’un côté il connaît l’histoire et appréhende à juste titre les dangers, d’un autre côté il ressent les mêmes émotions que son jumeau et subit les mêmes conséquences après chaque rencontre. Alors il râle lui-aussi, médit, décrie. En fait les deux chevaliers sont des pétochards vaniteux, sans aucune qualité héroïque. Ils cherchent à culpabiliser le lecteur qui a osé ouvrir le livre. Ils s’adressent à lui haut et fort, d’un ton autoritaire mais ils n’ont aucun pouvoir. Les enfants ne sont pas dupes. Lire leur donne tous les droits, surtout celui de désobéir et de tourner les pages malgré les injonctions. Les deux personnages peuvent toujours leur renvoyer la balle, le lecteur est roi !

La trogne et les postures des chevaliers sont hilarantes. Le grand chevalier, dégingandé, tente de faire le fier en adoptant des attitudes décontractées, ce n’est évidemment qu’une façade. Il est complètement dépassé par les épreuves et toujours drôle à regarder. Ses expressions de désinvolture sonnent faux, ses regards désespérés sont franchement amusants. Ses approches, ses confrontations, ses fuites sont toujours l’objet de mises en scène comiques. Il ressemble à une espèce de marionnette manipulée par un illustrateur très inspiré. Le petit chevalier est tout aussi drôle. Il est largement aussi expressif que son ainé. Il a de plus la possibilité de se détacher de l’action. Il est en même temps comédien, aboyeur, spectateur. Alors il anticipe, s’enfuit, revient, se cache, tend l’oreille… Ces postures sont excessives, bien trop exagérées pour être crédibles. Ces expressions sont surjouées. C’est le fou du lecteur ! Le regarder est un bonheur à chaque page.

Même sans connaître les tapisseries à décor de Millefleurs les contextes des dessins sont étonnants et tellement beaux. Les feuillages des arbres, la végétation au sol donnent envie de s’arrêter pour observer les formes, les couleurs, les répartitions. C’est symétrique et ça ne l’est pas. Les couleurs sont douces mais contrastées. Chaque arbre, chaque plante est unique. Des animaux parcourent les pages, ici un lièvre, là-bas une espèce de gastéropode improbable ou encore un oiseau bizarre. Les poissons dans les bulles d’eau de la rivière bouillonnante nous ont fait penser aux créatures de Thomas Lavachery dans Lily sous la mer, entre univers fabuleux et réalisme d’époque. Des détails de toutes sortes émaillent les différentes scènes. L’écriture, regroupée au cœur d’un feuillage « liberty » ou ondulant au gré de l’action, fait partie intégrante des images. Les illustrations donnent à rêver, à imaginer un autre monde, un autre environnement, beau, dangereux, toujours amusant.

L’album est agrémenté de quelques pages documentaires pour en savoir plus sur les tapisseries à décor de Millefleurs en collaboration avec le musée de Cluny. La photo de la tapisserie de la Dame à la licorne invite le lecteur à chercher davantage d’informations sur ce joyau médiéval composé de six tapisseries racontant chacune l’histoire de cette dame à travers cinq sens. François Soutif s’est inspiré de différents détails de cet œuvre pour son illustration. Son approche est très intéressante. Proposer des références artistiques dans un récit humoristique de façon discrète mais prégnante sensibilise sans aucun doute à la culture. Cela peut même donner envies aux enfants d’inventer à leur tour une histoire médiéval à partir d’autres éléments.

Un album comme une parodie d’un récit de chevalerie et une parodie d’un roman dont vous êtes le héros. Un contexte artistique très esthétique. Des gags, des doubles narrations, des interactions insensées… On s’amuse beaucoup. Une histoire bien ancrée dans son époque qui fait rire aux éclats.
Les chevaliers voudraient aller à reculons mais les lecteurs n’ont qu’une envie, aller de l’avant !

Pour aller plus loin

  La dame a la licorne, album (ne) - 1              La Dame à la Licorne               Qui a découvert la dame à la licorne ?

La Réunion des Musées Nationaux a édité un album en 2018 qui permet d’analyser les six pièces de la tenture, La dame à la licorne
Nous ne pouvons pas passer sous silence le roman La dame à la licorne de Tracy Chevalier paru en 2005, un roman qui raconte le mystère de la création de cette œuvre.
Pour la jeunesse Claudine Aubrun propose Qui a découvert la Dame à la licorne ? dans la collection les enquêtes de Nino chez Mini Syros
La licorne, animal magique, porte de nombreuses symboliques, la pureté, l’innocence, la joie, la vie. Elle est aussi une marque de virilité et de puissance. Gustave Moreau s’est inspiré de la tapisserie de la Dame à la Licorne pour une série de tableaux, les Licornes.