Le fantôme de Suzanne Fougères

Auteure | Marie Desplechin |
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Editeur | Ecole des loisirs – coll Neuf – 2024 |
Cette voix qui chuchote à son oreille, Inès est seule à l’entendre. Pourtant, elle en est sûre, elle n’est pas folle. Alors, plutôt que d’avoir peur, elle décide de rencontrer la créature qui lui parle. Elle est loin de s’attendre à ce qu’elle va découvrir…
Notre présentation
– Inès : fille unique / parents séparés / vit agréablement avec sa mère / n’apprécie pas ses visites chez son père à cause de Noémie, sa belle-mère qu’elle n’aime pas.
– Charlotte : la maman / travaille beaucoup / gentille et compréhensive / ne peut pas consacrer tous ses temps de vacances à Inès.
– Nicolas : le papa / travaille beaucoup / vit avec Noémie / très gentil lui aussi mais démuni par rapport aux tensions entre sa compagne et sa fille.
– Martine et Patrick : les grands-parents / adorables avec leur petite fille / vivent dans un village à la campagne.
– Colette : la voisine / meilleure amie d’Inès / très sympathique.
– Suzanne Fougères : Le fantôme de l’histoire / 115 ans / décédée en 1919 à l’âge de 8 ans de la grippe espagnole.
Inès vit dans un environnement aimant et rassurant. Ses parents sont très occupés par leur charge professionnelle. Elle va chez ses grands-parents pour les vacances de la Toussaint. Et c’est là que tout commence. Au cimetière du village elle entend une voix…. Paniquée elle demande à rentrer chez elle. De retour en ville, dans son appartement, la voix se fait à nouveau entendre. Inès ne veut plus fuir, elle écoute la voix et y répond. La communication s’engage, le fantôme de Suzanne Fougères se montre à elle et lui demande qu’elles deviennent amies.
Les deux fillettes doivent apprendre à se connaître, à s’accepter et à coexister. Suzanne est un fantôme plutôt tranquille mais elle est curieuse et émotive. Elle agit souvent de façon inappropriée, répondant à ses pulsions ou pensant, à tort, soutenir son amie. Inès, de son côté, ne peut dévoiler la présence de Suzanne. Elle perçoit ses intentions et subit ses réactions sans pouvoir lui parler directement et sans rien contrôler. Cette vie en duo n’est pas facile mais les deux fillettes créent des liens et s’apprécient.
Une nuit Suzanne raconte son histoire et explique qu’une blessure l’empêche de « s’endormir pour de bon ». Elle ne sait pas ce qu’est devenue sa mère après sa mort. Inès prend très au sérieux ce désarroi. Elle décide d’effectuer des recherches. Son enquête en compagnie de Colette l’amène à repartir chez ses grands-parents. Les enfants découvrent des souvenirs, des noms, des photos. Inès prend conscience d’une partie de son histoire familiale. Suzanne, elle, retrouve des traces de sa mère et s’envole enfin vers un ailleurs.
Voilà une véritable histoire de fantôme. Il y a un cimetière, des voix, des apparitions, des disparitions, des effets supranormaux… Et pourtant le roman ne fait pas peur. Suzanne est un fantôme à part avec une personnalité particulière et une histoire spécifique. Elle cherche avant tout un équilibre affectif et des réponses à son passé.
Le fantôme de Suzanne Fougères n’est pas qu’un récit fantastique. Il évoque avec beaucoup de finesse et de pudeur la solitude, la mort, la camaraderie, l’estime de soi et des autres, les liens au passé, les liens au présent. C’est une belle histoire d’amitié et une jolie proposition de partage d’émotions.
Nos commentaires
Le premier chapitre pose très rapidement le cadre. Nous sommes à la veille de la fête d’Halloween, dans un petit village. Les grands-parents d’Inès sont charmants et un peu rustiques. Comme par hasard Martine a décidé de déguiser Inès en fantôme à l’aide d’un vieux drap. Inès n’est pas d’accord, elle a à peine le temps de râler qu’elle entend une voix lui dire « tu ne devrais pas parler comme ça, c’est pas gentil… ». La voix rit, la voix se moque. Inès a peur, elle veut se rapprocher de sa grand-mère qui ne comprend rien. S’ensuit la visite traditionnelle au cimetière. Là le destin pousse Inès à s’arrêter devant la tombe d’une certaine Suzanne Fougères sur laquelle est posé un grand corbeau noir. Elle entend à nouveau la voix qui lui demande de rester et lui répond un peu mécaniquement « Pas maintenant, j’ai pas le temps… ». C’est étrange, bizarre, surréaliste. En une petite dizaine de pages le lecteur est embarqué dans un univers fantastique très alléchant.
Le deuxième chapitre est tout aussi efficace. Suzanne a compris qu’Inès l’entendait. Alors elle ne la lâche plus. Elle la suit jusque chez elle. Elle attend un peu avant de se faire à nouveau remarquer, elle insiste devant le mutisme de la petite humaine « Tu pourrais me dire bonjour au moins… ». Inès, polie, gentille, assez seule en l’occurrence, craque et répond. Elles se parlent. Il suffit à nouveau d’une petite dizaine de pages pour comprendre que Suzanne n’est pas un fantôme dangereux. Elle n’a qu’une envie, devenir l’amie d’Inès. L’écriture vive de l’auteure ne se perd pas en descriptions et en tergiversations. Le récit avance à un bon rythme. Le lecteur est rapidement sécurisé sur les intentions du fantôme. Il peut suivre les différentes péripéties des deux personnages en toute tranquillité.
Inès a l’impression de vivre « une aventure parfaitement magique ». Elle n’est pas sotte, elle sait qu’un fantôme peut s’immiscer partout et hanter une vie entière. Alors elle accepte la proposition de devenir amies à condition de garder une part d’intimité. Il faudra que Suzanne soit discrète voire inexistante dans certaines circonstances. Suzanne consent évidemment, trop contente de trouver enfin une camarade. Mais les choses ne sont pas si simples.
Suzanne est un vrai fantôme. Elle est là mais elle est immatérielle. Elle est éthérée et elle a la capacité d’agir sur le réel. Elle est impalpable mais elle peut se montrer quand elle le veut. Son apparence brumeuse, un peu floue est celle d’une petite fille des années 1910. Sa vision du monde est décalée. Elle possède une expérience de 8 ans de vie humaine, des connaissances sur les 115 dernières années au village mais elle ne sait rien de la vie des années 2020. Elle ne connaît ni la ville ni les habitudes d’une existence moderne. Aussi elle ne quitte pas Inès. Le problème est que ses réactions ne sont pas toujours adaptées. Elle n’a pas l’intention d’être méchante mais elle indispose souvent Inès. Ses bêtises sont plutôt cocasses. L’épisode de la bibliothèque municipale, par exemple, prête à sourire malgré le malaise du personnel et d’Inès. Suzanne met par terre tous les livres d’auteurs du XIXème siècle, c’est « un attentat contre le XIXème siècle » ! En fait les décorations d’Halloween l’ont exaspérée, elle a « disjoncté », elle s’est dissimulée « dans une armure d’étincelles », elle a produit du « grésillement ».Dans une autre scène, chez son père, Suzanne use de son souffle pour hantée Noémie, la belle-mère pas sympa. Elle fait notamment vibrer le bol tibétain du salon provoquant un vent de panique impropre à toute réconciliation entre Inès et la compagne de son père. Marie Desplechin alimente le récit avec de nombreuses notes humoristiques sur le plan lexical ou en s’appuyant sur le contexte. L’histoire, aussi sensible soit-elle, gagne en légèreté et la lecture s’en trouve facilitée.
Inès est une fille de notre temps à laquelle les lecteurs peuvent facilement s’identifier. Elle éprouve un véritable sentiment d’empathie envers Suzanne, ce fantôme parfois assez encombrant. Elle n’arrive jamais à lui en vouloir, elle relativise les évènements, elle cherche toujours à comprendre. Parfois son analyse moderne des situations prête à sourire. Après la péripétie de la bibliothèque elle demande avec beaucoup de sérieux à Suzanne si elle ne serait pas « une fille hyperactive avec des troubles de l’attention ou même dans le spectre autistique » avant d’entrevoir l’aspect ridicule de son raisonnement. De fait Inès est confrontée à une relation nouvelle qui brouille ses représentations. Habituellement elle vit des hauts et des bas liés à sa situation d’enfant unique de parents divorcés. Elle entrevoit avec Suzanne d’autres difficultés du quotidien liées à une autre époque, dans d’autres circonstances. Elle est d’autant plus touchée par l’histoire de la famille Fougères : le père médecin, la maman assistante, le bonheur au village ; puis la mort à Verdun en 1916, la vie difficile qui s’ensuit, le virus de la grippe espagnole. Il manque un pan à ce récit familial, la suite de la vie de la mère de Suzanne. Suzanne décrit ce manque comme une« blessure ouverte», la « blessure de la séparation ». Cette expression touche le cœur d’Inès et de nombre d’enfants lecteurs. Une séparation est toujours difficile à vivre, c’est une blessure difficile à cicatriser.
La relation que construisent Inès et Suzanne est empreinte de respect, de confiance et de sollicitude. Elles partagent des moments d’intimité qui leur permettent de se dire les choses et de vivre des émotions à deux. Colette n’est pas un obstacle à cette amitié sincère. Au contraire, son intervention nourrit les perspectives d’enquête pour retrouver la trace de la mère de Suzanne. Colette devient facilement la troisième « meilleure amie ».
Le retour sur le passé est intéressant, bien documenté sans être didactique. Martine et Patrick n’ont pas de souvenirs précis, ils n’apportent pas de solutions toutes faites. Les enfants, telles des historiennes avisées, cherchent en se basant sur des supports historiques fiables. Le monument aux morts leur indique des noms et des dates. Les vieilles photos leur permettent d’identifier des personnes, d’envisager des relations entre les habitants. Les courriers apportent des précisions sur la vie collective et les liens qui unissent les uns avec les autres. C’est un peu compliqué de s’y retrouver entre les générations mais c’est passionnant. Inès apprend ainsi l’existence d’un grand oncle, Charles, ami du père d’Inès, Raoul, tué à Verdun lui aussi, en même temps que Raoul. Elle prend conscience des horreurs de la première guerre mondiale et elle découvre l’existence d’ancêtres qui font partie intégrante de son identité. Suzanne apprend les origines britanniques de sa mère, son remariage avec un Tommie. Elle prend surtout conscience que sa maman ne les a jamais oubliés, ni elle ni son père. Lady Hugh-Smith est revenue tous les ans au village pour fleurir la tombe de ces deux amours disparus jusqu’à son départ pour l’Inde.
La fin de l’histoire s’appuie sur la philosophie indienne qui présente la vie comme une simple étape énergétique sous différentes formes d’incarnation car « tout passe » et « rien ne meurt ». Il s’avère que le grand corbeau noir, présent tout au long du récit, est une émanation de la mère de Suzanne. Il suffit d’une étreinte entre les ailes du grand oiseau pour que Suzanne, « un sourire d’extase sur le visage » se libère de son aspect fantasmagorique et se transforme, à son tour, en jeune corbeau. La scène, très visuelle, est belle à plusieurs pour plusieurs raisons. Elle reflète l’amour retrouvée d’une mère et de sa fille, elle apporte une clé poétique sur l’au-delà, elle ouvre sur des horizons paisibles.
Il est difficile de lâcher la lecture du fantôme de Suzanne Fougères. Chaque chapitre nous entraîne dans une nouvelle péripétie, une nouvelle avancée. Les deux personnages principaux sont avenants, sympathiques avec leurs qualités comme leurs défauts. Il y a du mystère, de l’amour, de l’humour. La rencontre entre le passé et le présent n’est pas gratuite, il y a du sens à s’interroger sur les personnes ayant existé.
Suzanne Fougères est un fantôme très attachant. Il n’est pas nécessaire d’attendre la période d’Halloween pour lire son histoire !
Pour aller plus loin
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